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PROLOGUE

EN QUÊTE DE SOI-MÊME

Durée de lecture estimée : 15 mn [25 mn à haute voix] – Lisibilité : 39/100

L’endroit servait d’écrin bucolique au prestigieux Donna Prima : le plus renommé des restaurants de tout le Gardemont et, sans aucun doute, le plus raffiné des lieux d’exercice du pouvoir. Au Donna Prima, on savait recevoir ! Au Donna Prima, on dégustait les vins les plus rares et les mets les plus improbables ! Au Donna Prima, les « heureux » convives, en sus d’une vue exceptionnelle, d’un service impeccable et d’une vaisselle en argent massif, profitaient des attentions plus ou moins bienveillantes d’un hôte éminent, adepte invétéré d’un art terriblement singulier du bien-manger.

« Où nous avez-vous transportés ? s’enquit Hylda tout en s’accroupissant à l’abri des regards derrière les créneaux ruinés d’une petite tour à demi démolie. Depuis son perchoir, “ la plus vive que morte ” observait la faune d’opulents mondains attablés autour desquels virevoltaient, en un ballet enfiévré, un essaim des serveurs empressés.

— À Rocaméda… l’informa Valancio, capitale du très envahissant duché de l’Arenberg. Et plus précisément, dans l’enceinte de l’ancien palais royal, demeure du seigneur de séant : le D.U.C.. Sous vos yeux ébahis s’étalent les prestigieuses tables du Donna Prima auxquelles s’accrochent en grappes obséquieuses les membres les plus corrompus de la très bonne société du Gardemont. »

Jetant un rapide regard autour d’elle, Hylda découvrit, en contrebas de sa position fort dominante, l’immense cité royale avec son fameux port fluvial fortifié et son imposante citadelle marchande. Ces deux édifices rivalisaient en majesté, ainsi qu’en tout un tas d’arguments tous plus dissuasifs et menaçants les uns des autres. Pour le reste, elles avaient été idéalement érigées à la croisée de deux axes majeurs : la Grande Route Commerciale du Nord et le fleuve Frisaë. Hylda tourna la tête pour poser longuement le regard sur l’antique forteresse royale, prestigieuse ruine qui se dressait toujours au sommet de la colline où elle et son étrange acolyte se trouvaient.

« Ce vestige de l’éphémère couronne du Gardemont, précisa le divin zozo, fut édifié par l’arrière-petit-fils d’un brigand qui se rêvait marchand. Fort d’une probité bien singulière, largement compensée au demeurant par un sévère défaut d’honnêteté, l’homme est parvenu à s’acheter une respectabilité des plus redoutables. Aux pieds du palais se condensent toujours tous les pouvoirs, en cercles concentriques, sur d’élégantes terrasses dotées d’épaisses murailles et derrière lesquelles fleurissent les parcs ombragés et les opulentes villas, toutes jouissant d’une vue imprenable sur la ligne azurée des formidables Nodins, ainsi que d’un air vivifiant épuré des miasmes pestilentiels émanant de la vaste ville basse. Notez que ces précieux balcons permettent tout autant à leurs riches allocataires de garder un œil, souvent inquiet et toujours jaloux, tant sur la plèbe que sur la bonne marche de leurs affaires… avec le concours toutefois de puissantes et ruineuses lorgnettes… À leur décharge, et leur éminente charge par ailleurs, les propriétaires de ces nids cossus goutent assez peu de devoir se risquer dans l’un ou l’autre des immondes coupe-gorges composant l’antique cœur de ville… En fait de cœur, il s’agit bien plus justement d’un vaste cloaque constitué d’un entrelacs de ruelles sombres et étroites tapies au fond d’une cuvette insalubre où étouffe la majeure partie de la population… Alors, satisfaite du guide et du topo ? Je ne saurais trop vous conseiller, toutefois, de vous faire une idée par vous-même. Dès que vous en aurez le loisir, n’hésitez pas à aller en arpenter les artères et les venelles, afin de vous imprégner de son atmosphère et de sa subtile… beauté ? »
Instinctivement, Hylda se fondait dans les ombres, tentant par là même d’estomper sa personne du paysage. Lorsqu’il se rendit compte de la chose, le dieu hirsute haussa un sourcil d’une manière éminemment circonflexe.

« Pour votre gouverne, vous êtes présentement sous la protection d’une bulle d’extra-velurs. Il est donc tout à fait inutile de vous dissimuler. Personne ne peut ni nous voir ni nous entendre !… Extra-velurs ! Le mot, le procédé ou le concept ne vous évoquent-ils rien ?

— Non ! répondit Hylda en se relevant en pleine lumière. Pourquoi m’avez-vous menée ici ?

— Parce que je tenais à vous faire découvrir le plus abominablement raffiné des lieux d’exercice du pouvoir… du moins pour ce qui concerne le Gardemont, et selon les critères du D.U.C..

— Le duc ? Quel duc ?

— Pas le duc, mais le D.U.C. ! Prêtez attention au personnel œuvrant au sein de ce prestigieux établissement ! N’y a-t-il rien chez eux, d’étrange ou d’insolite, qui puisse vous fournir quelque indice qu’en à l’identité du taulier ?

— Service irréprochable, fruit d’une vigilance scrupuleuse et d’une agilité en tout point remarquable… Enfin, rien, je présume, que ne puisse justifier la réputation de l’établissement.

— Mais encore ?

— …

— Vous ne discernez vraiment rien quant à leur nature réelle ?

— Non !

— L’endroit ne vous rappelle-t-il rien non plus ?

— Le devrait-il ?

— Jadis, vous fûtes souveraine en ce domaine !

— Souveraine ?

— Souveraine ! Mais c’était, il y a presque trois siècles ! Depuis, les choses ont bien changé… Enfin ! poursuivit-il, à bien y réfléchir, pas tant que cela. Au banquet du lion, les hyènes comme les courtisans se pressent toujours avec la même avidité en quête des miettes du festin, qu’elles fussent de chair putride, d’honneurs indus ou de prébendes iniques.

— Un lion ?

— Hier, un Roi ! Aujourd’hui, un D.U.C. ! Demain, qui sait, quelque ploutocrate ?… Enfin, “ qui sait ? ”, hormis moi, bien sûr ! »

Prise d’un vertige soudain, Hylda se trouva bientôt submergée, à nouveau, par un flot déferlant de sensations poignantes et de réminiscences épiques. Tout en reprenant conscience de son illustre passé, elle fixait, bouche bée, l’olibrius caustique et chamarré qui s’était mis à siroter, bruyamment à la paille, une cordiale bouteille de liqueur de menthe. Lorsqu’il eut achevé de s’humecter les amygdales, l’artiste échevelé émit un long rot sonore et puissamment mentholé. Abasourdie par la fulgurante brutalité des révélations, la brune fit mine de relever le masque qui lui couvrait le visage.

« Si j’étais vous, j’éviterais de me découvrir de la sorte. Tenez ! Jugez par vous-même !

L’apparence de Valancio s’estompa pour laisser place au double illusoire de sa fille réincarnée.

— Mais quelle horreur ! » s’écria Hylda avant de s’empresser de réajuster fiévreusement son masque sur sa face de grande brûlée.

Si l’éclat au naturel de son plus simple appareil laissait atrocement à désirer, sa silhouette gracile pouvait en revanche aisément donner le change à tout anthropophile grand amateur de courbes et de charmes éminemment féminins parmi les plus harmonieusement voluptueux. À condition, toutefois, qu’elle se présentât à l’intéressé à bonne distance, de dos, sous le vent et de préférence enveloppée d’un voile de nues ou de ténèbres, ou à défaut, rigoureusement revêtue de pied en cap, ou bien encore que l’heureux élu appartînt à quelque rare communauté de paraphiles distingués, dont nombre de tricophiles et d’odontophiles parmi les plus radicaux, sans oublier certains nécrophiles particulièrement déviants.

« C’est assurément un bien triste spectacle que ce vil et nauséabond étalage de décadente bassesse, déclara Valancio en reprenant son apparence habituelle.
— C’est délicat !

— Je veux surtout parler de ceux-là en bas ! »

Hylda se pencha acrobatiquement au-dessus du parapet qui délimitait précairement le sommet de la tour. Ce faisant, elle passa en revue la forteresse qui en contrebas défendait le port, ainsi que les ruines du castel qui dominait la Ville. Tout en scrutant d’un œil prodigieusement perçant et martialement expert l’ensemble du dispositif censé assurer la défense de la cité, elle tapotait vivement, de ses ongles d’airain, la maçonnerie sans défense de son fragile accotoir.

« Ce décor m’apparait désormais singulièrement familier… se remémora-t-elle.

— Enfin ! Et avant cela ?

— Avant ?… Je fus… Divine ?

— Divine, comme femme, assurément…

— Déesse, pour être tout à fait juste !… Sin-Zu !

— Incarnée en ces terres avec la ferme intention, de “ remodeler l’Univers ” à l’instar du messie libérateur que tu prétendais personnifier alors…

— Telle fut, en effet, mon ambition…

— Il faut bien admettre, toutefois, que tout ne s’est pas déroulé comme toi et moi le souhaitions initialement !

— … ?

— Pleinement divine parmi les humbles humains, tu ne tardas guère à t’ériger en totale abomination… Moi, ton Père, j’avais espéré qu’une fois dans le réel, tu sois idolâtrée plus pour les valeurs que tu étais susceptible de symboliser, que comme vulgaire avatar de ta puissance éonique. Mais, on a beau vouloir réfréner, chasser ou nier sa divinité, l’exercice fallacieux du pouvoir aidant, elle revient, si l’on n’y prend garde, au triple galop ! Fort opportunément, Doma est intervenu pour mettre un terme à ta vaine imposture… Ce bien triste petit-fils a toujours été dévoré par une ambition des plus maladives… En cela, et d’une certaine manière que je qualifierais d’un rien fâcheuse et dérisoire, il tient assurément de toi… Ce rêveur obsessionnel n’aspire rien de moins qu’à te succéder…

— Grotesque !

— Sans doute, sans doute ! Il n’empêche qu’il ne lui a guère fallu de temps pour déceler la relative faiblesse de ton incarnation, et, la bonne occasion venue, en profiter promptement pour, “ couic ! ”, expurger dramatiquement son encombrante maman de la distribution de notre auguste tragédie céleste… Son forfait fut exécuté en ces lieux, le onze cardina onze cent trente, à dix-huit heures quatre précises, et ce, de manière fort sale et fort exubérante. »

Se remémorant son atroce agonie, Hylda porta sa sénestre à sa gorge, à l’endroit où la lame obscure l’avait jadis marqué de son empreinte fatale.

« Tu vas rire… Quoique… Enfin ! Ironie du sort, c’est ton rejeton matricide qui, non sans outrecuidance, a cru bon de m’informer de ton décès. Par la même occasion, il s’estima fondé de revendiquer ton trône… Cocasse, non ? Je me trouvais alors sur Everest. J’aime bien y passer une quinzaine de jours au printemps. Je me souviens très bien de la date, hélas ! Nous étions en l’an de grâce 1976 de leur “ ère commune ”, tu parles d’une foutue année… Quelle tragédie !

— Je ne vous le fais pas dire…

— Putains de poteaux carrés !

— … ?

— J’étais assis à la terrasse du “ Précis Opéra ” ! Je regardais, intrigué, une mâle foule à dominante verte, dont les individus arboraient, pour la plupart, des écharpes aux couleurs de l’ASSE… L’AS Saint-Étienne !… Je veux parler ici football  ! C’est un peu comme le Cataplane sur Ilrish, mais à onze contre onze avec, au milieu, un ballon rond, et autour, des supporters… Cette bande monochrome d’humains aussi primitifs que sympathiques… Le fameux peuple vert ! En ce temps-là, je commençais déjà à être sévèrement miné par la lassitude et une forme particulièrement mélancolique de vacuité. Leur grand Jean-Paul Sartre vivait encore, et mon style vestimentaire, atrocement classique pour l’époque, ne présentait pas encore cette sophistication glacée qui reflète si harmonieusement ma personnalité. Intrigué, donc, par la jovialité communicative partagée par cette foule, j’avalais d’un trait mon café et refermait mon exemplaire du “ Monde ”, journal dans la lecture duquel, je tentais d’appréhender la volonté de la Créatrice sous l’irrésistible résurgence de pulsions résolument autodestructives. Je me mêlais à cette multitude joyeuse, composée de milliers de fous furieux qui manifestaient leur exaltation béate et débordante en se répandant anarchiquement dans les rues d’une des plus fameuses villes d’Everest, au détriment absolu d’un sacré paquet de règles sociales et de l’ordre public, n’hésitant pas au besoin à secouer vigoureusement, avec un enthousiasme incontrôlable, de petits véhicules dont les conducteurs ballotés en tout sens semblaient tout à la fois hilares et inquiets. Et tout ça, pour célébrer une défaite ! Une putain de défaite ! Le jour même où, sur Ilrish, tu mordais piteusement la poussière. Sauf que leur défaite à eux était aussi glorieuse que la tienne méprisable. Et le comble, c’est que ces humbles et sublimes humains ne faisaient que rêver. À l’unisson et bien que de manière infantile, ils communiaient dans la joie simple d’être ensemble. Ils célébraient la solidarité et le dépassement de soi qui rendaient enfin imaginable ce qui jusque là constituait un dessein inatteignable. Depuis, en souvenir de ces instants, je garde sur moi précieusement un autographe de “ l’Ange Vert ”. Ce jour-là, vois-tu ? Alors que je me croyais infiniment mieux armé et pertinent que ces onze types en short et en crampons, j’ai été frappé par une simple question. Une simple putain de question à la noix : qu’ai-je donc fait de mieux, personnellement, qu’Hervé Révelli en quelques milliards d’années ? Ai-je été foutu de donner autant de bonheur à autant d’individus que lui ? Enfin, aurais-je été capable de marquer ce fichu but en finale de la Coupe ?… Je sais ce que tu vas me dire… N’empêche que depuis, j’aime l’humain, j’aime le sport, sa “ glorieuse incertitude ” et… la musique. »

Il entrouvrit sa redingote mauve pour dévoiler un bout du maillot vert « Manufrance » qu’il portait désormais comme une seconde peau.

« Allez, les verts ! Nom de moi-même ! Quelle épopée ce fut ! Si tu avais accompli sur Ilrish, ne serait-ce que le dixième de leur exploit et suscité que le quart de l’espoir qu’ils ont soulevé, j’aurais été tellement fier… Au lieu de cela, tu as gâché six ans de ta pseudo-humanité, en même temps que tu as déçu toutes les attentes de celles et ceux qui avaient eu le tort de croire en toi, à te pavaner avec morgue, à forniquer dans tous les coins, à assouvir tous tes désirs et à guerroyer à tout bout de champ, n’économisant ni la souffrance ni le sang, au seul piètre profit d’une gloriole cruelle, inane et fugitive. »

« J’entends, Père ! encaissa Hylda gravement, mais, mon Seigneur, qu’attendez-vous de moi au juste ?

— Juste que tu te conduises enfin en capitaine et que tu accomplisses au service de l’humanité des hauts faits dignes de l’épopée de l’équipe de Saint-Étienne en coupe des Champions ! »

Le barbu chamarré devint subitement aussi grave qu’atrocement sérieux. Il s’approcha de l’emplacement supposé d’une des oreilles d’Hylda.

« L’AS Saint-Étienne ne rejouera jamais sa finale perdue à Glasgow. Sache donc te montrer enfin digne de l’incroyable opportunité qui t’est offerte ! souffla-t-il avant de réafficher son sourire le plus niais.

— Ordonnez, et votre très humble, et toujours dévouée, déesse tutélaire s’exécutera !

— Houlà ! Ne sois pas si prompte en besogne. Il est auparavant nécessaire que je te précise deux ou trois petites choses… D’abord, je ne suis plus vraiment le dieu des dieux. À ce titre, tu n’es donc plus formellement tenue de m’obéir. D’autant que tu n’es plus, toi-même, tout à fait la déesse tutélaire que, jadis, tu t’enorgueillissais d’être.

— Que me faut-il accomplir pour récupérer ma pleine puissance et mon trône ?

— Libre à toi de faire comme bon te semblera. Néanmoins, si j’étais à ta place, et dans la mesure où tu comptes toujours “ remodeler l’Univers ”, je me garderais bien d’accomplir quoique ce soit qui puisse contribuer à ressusciter parfaitement l’antique Sin-Zu.

— Mais, Père…

— Attache-toi plutôt à demeurer le plus possible telle que tu es désormais… plus simple humaine qu’auguste, jalouse, terrible et fantasmatique divinité, résolument moins accessible et sensible que foncièrement impénétrable !

— Père ! »

Valancio avait un peu perdu l’habitude de se prendre au sérieux. Toutefois, l’espace d’un instant, il renfila la défroque sévère et solennelle du grand manitou, colossal légume et « numéro uno » qu’il avait jadis incarné avec une si terrible rigueur.

« Être mortel n’a jamais empêché quiconque d’accomplir de formidables exploits ! Pas plus que la perspective d’un trépas prématuré, déchirant, cruel ou éprouvant, entre autres pitoyables épithètes, n’a constitué de frein véritable aux ambitions les plus démesurées ! Aussi, je ne vois pas pourquoi, ton excès d’humanité devrait t’interdire de mener à bien ce que tu t’étais promis de réaliser… En outre, je compte plus que jamais sur toi pour contrecarrer les plans cataclysmiques ourdis par Banur le Jeune.

— Banur le Jeune ? Vous avez délégué vos pouvoirs et prérogatives célestes à un remplaçant ?

— Pas tout à fait, même si j’espère bien pouvoir un jour prochain échapper complètement aux obligations accablantes inhérentes à ma charge ?

— Que pouvez-vous me dire sur la nature de ce successeur aux desseins si terribles et si fondamentalement funestes que, vous-même, bien que toujours en pleine possession de votre puissance, n’osez pas vous y opposer frontalement ?

— C’est que celui auquel je devais, dois et devrais passer le témoin est… un vieil ami… tu sais bien ! Le non-H…

— Quoi ? Le monstre ?

— Tout de suite ! Il est évident que tu ne l’as jamais vraiment apprécié !

— Notez, Père, que ce n’est pas que personnel ! C’est juste que je ne goute guère, à vrai dire, son obsession à vouloir prodiguer à l’Humanité, en particulier, et à la création, en général, une forme particulièrement radicale et définitive d’accompagnement thérapeutique de fin de vie.

— Lugubre projet, s’il en est ! Qui, toutefois à bien y regarder, n’est pas totalement dénué d’une certaine charité.

— Loin de moi la prétention de m’ériger en procureuse ou en juge de ses motivations… J’aurais bien trop l’impression de piétiner ses horribles plates-bandes. Non ! Ce qui me chagrine profondément, c’est le caractère irrévocable de ses sempiternelles fâcheuses conclusions. Mais qu’est-ce qui vous a pris, Père, sauf votre respect, de nous fourrer dans un pareil guêpier ?

— L’ennui, la solitude du pouvoir, le côté taquin ou un moment de faiblesse et d’égarement… un peu de tout cela… Va savoir ? Ce qui est sûr, en revanche, c’est que je n’ai trouvé personne d’aussi qualifié prêt à accepter sans renâcler la charge écrasante qui m’incombait, m’incombe et, plus pour très longtemps encore, m’incombera. D’un certain point de vue, nous devrions, je trouve, nous féliciter qu’il ait accepté de reprendre sans moufeter les rênes que je suis bien décidé à lâcher.

— Père, sauf erreur, c’est justement parce que vous avez techniquement confié les rênes à ce taré qu’on se retrouve dans une panade monstre !

— Peut-être bien, mais c’est loin d’être aussi simple, tu t’en doutes ? N’empêche qu’avec la liberté d’action qui m’est offerte désormais, grâce, “ tchik-tchak ! ”, à mon élégant cadrage-débordement et à l’astucieuse fixation de l’adversaire résultante, je vais pouvoir, à ma guise, t’aider à te remettre en selle en te faisant, par exemple, don de ceci… »
Valancio tendit à sa fille une pochette en peau de daim. Hylda s’en saisit et, soupesant l’objet, se montra surprise de sa masse.

« Tu y trouveras un bon au porteur, précisa le barbu mystérieux. Il peut être échangé contre toute espèce sonnante et trébuchante dans l’ensemble des bonnes ambassades du Rashalague. Par ailleurs, j’ai fait le nécessaire pour réactiver tes droits et pour que tes comptes personnels te soient dûment restitués. Trois cents ans d’intérêts sur des placements judicieux ont assurément fort avantageusement fait prospérer ton petit capital.

— J’imagine que le Destin incarné y aura personnellement veillé ?

— Juste rétribution, il me semble, pour avoir fermé les yeux sur la manière résolument peu orthodoxe avec laquelle ces rapaces vérolés de marchands ont amassé leurs fortunes. L’usure use du Temps pour le transformer en or. Or, le Temps n’est, rien de moins et rien de plus, que l’empreinte laissée dans la trame universelle par le souffle de la Création. S’enrichir grâce à l’usure, c’est donc, comme qui dirait, faire les poches à Arhune ou, à défaut, aux Dieux en commençant par mézigue.

— Quelque chose me dit que ce forfait ne restera pas impuni ! Et ça, qu’est-ce supposé ouvrir, au juste ? s’enquit-elle en brandissant sous le nez du divin barbu la chaine qu’elle venait d’extirper du sac en daim, au bout de laquelle pendait une clef dorée aux arabesques singulièrement tarabiscotées.

— Un simple pendentif en pyrite, l’or des fous. La clef permet de libérer de son donjon, une jeune et jolie donzelle qui attend en se languissant qu’un noble prince charmant vienne la délivrer. Ne trouves-tu pas que, non content de déconstruire proprement l’archaïque stéréotype de genre en matière d’héroïsme sexiste et d’amour plus ou moins courtois, cela aurait une gueule folle que ce soit, pour une fois, une cavalière émérite qui se porte, sabre au clair, à la rescousse de la belle, plutôt qu’un puceau en conserve ? De plus, avec elle, forcément conquise et reconnaissante, à tes côtés, tu disposerais assurément d’une alliée tout ce qu’il y a de plus formidable.

— Vous oubliez, Père, que, jalouse, sans doute à l’excès, de mon libre arbitre, j’ai une sainte horreur que quiconque sans mon consentement express m’impose quoique ce soit ; tout particulièrement en matière d’intimité, d’affaire de cœur ou d’histoire de fesses. En outre, j’ai pour habitude d’agir en solitaire. Même lorsque j’ai décidé d’affronter naguère les vicissitudes de la maternité, je l’ai fait toute seule, sans même m’embarrasser d’un quelconque géniteur.

— Et pour quels résultats ?

— Foutaises ! Merci, Père, pour votre aide et pour votre sollicitude, mais, tout bien pesé, mon absence n’a que trop duré. Dès que j’aurais enfin rejoint le pays des songes, je redeviendrais aussitôt la déesse Sin-Zu. Alors, incarnant les pires cauchemars de mes adversaires, je les terrasserais un à un en commençant par ce petit merdeux de Doma, rejeton ingrat et indigne qui usurpe, sans vergogne aucune, mon trône sanglant. Varahul, lui-même, tapis tel l’infâme pleutre qu’il fut, est et ne cessera jamais d’être, dans son Amfhal, tremblera à nouveau devant ma fureur et l’étendue formidable de mes pouvoirs cabalistiques.

— C’est toi qui vois, ma… très chère fille.

— C’est tout vu !

— Ah, juste ! En attendant que le sommeil t’emporte et que l’aube voit renaitre, en même temps que ta déité, ta hargne et ton courroux… coucou ! Un conseil : rase les murs ! Dans ton état, et en vertu de la faiblesse absolue de tes actuels pouvoirs divins, tu serais bien avisée d’éviter de ne pas trop t’exposer aux affres de la Fortune. Sait-on jamais ? Ce serait ballot, tu en conviendras, de trépasser sottement des suites d’un mauvais coup, comme d’une chute fortuite, d’une affection fulgurante ou, que sais-je encore, d’une morsure de vipère ?… Remarque ! Je dis ça, je ne dis rien ! Ce n’est pas comme si l’ancien dieu du Destin cherchait à t’intimider en présumant de ce que l’avenir facétieux pourrait te réserver de fâcheux. »

Hylda passa la chaine porteuse de la clef à son cou, tout en fixant son père un poil de travers. Ce faisant, elle prit soin d’engloutir le précieux sésame loin des regards importuns dans les tréfonds de son horrible décolleté cicatriciel dont l’épiderme atrocement vésiculeux demeurait pour l’essentiel à vif.

« Ne vous en faites pas, Père. Dès demain, depuis mon trône situé au sommet de la très onirique tour de l’Imaginaire, j’ordonnerais à mes Anghurs et les répandrais dans le Réel en quête de votre si chère protégée. En attendant de pouvoir reprendre enfin corps avec moi-même, je crois bien que, comme au bon vieux temps, je vais profiter de cette trop imparfaite incarnation pour faire un petit tour en ville. Autant dilapider la fortune temporelle dont vous m’avez doté puisque, non contente de ne m’être d’aucune utilité future, elle est, par ailleurs, le fruit vain d’un blasphème et d’une félonie. »

Après avoir réajusté soigneusement son plastron de cuir, Hylda enjamba le parapet.

« Je vous dis donc à très bientôt, Père ! J’imagine à l’occasion d’un prochain conseil des dieux. Ceci dit, pareille à une araignée de ténèbres, Hylda se lança avec grâce, souplesse et célérité dans la désescalade acrobatique de la raide paroi un rien délabrée de l’antique tour ruinée.

— Au revoir, ma fille… »

Alors qu’elle disparaissait de sa vue, Valancio tourna sa vénérable personne et son regard transcendant en direction d’une vaste étendue boisée, loin par-delà les horizons, en Léonie où, à plus d’un titre, végétait un vieux gardien de but à plus de mille lieues de se douter qu’il occupait encore une place de choix sur le « mercato des transferts ». Ce faisant, une infime partie de son inconcevable conscience dérivait toujours dans le sillage de la trajectoire diffuse laissée par sa tendre cadette. Contemplant le destin qu’en auguste manipulateur céleste, il lui avait plus ou moins sciemment réservé, il ne put s’empêcher de sourire.

« Puisse l’avenir exaucer l’ensemble de tes vœux et de tes fantasmes… »