PROLOGUE
Synchronicités
Durée de lecture estimée : 9 mn [16 mn à haute voix] – Lisibilité : 37/100
Son corps gisait avachi à même le pavé humide d’un fond de ruelle immonde. L’épave humaine qui lui était connexe agrippait de sa dextre le goulot d’une bouteille de Kiroshi tout en fourrageant de sénestre la poche de poitrine passablement souillée d’un uniforme par ailleurs sévèrement élimé. D’une main fiévreuse, elle en extirpa une barrette de pâte grisâtre, compacte et huileuse. Ses yeux bleu délavé considérèrent un instant ce compagnon toxique qui l’avait fait sombrer irrémissiblement en Amfhal. Un mince sourire narquois totalement dépourvu de joie apparut au coin de ses fines lèvres. Elle écarta une repoussante mèche de cheveux blond platine, dévoilant au passage la croix livide qui ornait sa tempe droite, avant de mordre sauvagement dans l’horrible mixture en quête chimérique d’un semblant de force et de courage. L’amertume écœurante de la gomme satura âprement ses papilles tout en asséchant carrément ses glandes salivaires. Une violente nausée lui retourna soudain le cœur. Edwige ferma les yeux tout en s’appliquant à mastiquer méticuleusement. À mesure que les composés alcaloïdes stupéfiants inondaient son organisme et ce qui lui restait de cervelle, son indicible malaise se fit plus latent et plus diffus. Pendant que la drogue pernicieuse achevait d’emberlificoter son système nerveux, Edwige reprit le sempiternel décompte des innombrables parjures et renoncements qui, peu à peu, l’avaient irrémédiablement exclue du prestigieux corps des croisés du Palatin. Révulsée par les réminiscences de son glorieux passé, elle parvint, dans un élan futile de dignité, à se redresser quelque peu. Accroupie, tétanisée, pantelante et tremblante, le dos calé contre un mur passablement lépreux, elle se sentit terriblement seule et perdue. Contemplant alentour l’infinie subtilité du vide auquel était vouée désormais sa misérable existence, elle aboutit, dans un éclair de lucidité désespéré, à la conclusion qu’au stade où elle en était rendue, la mort constituait, de loin, le plus décent des exutoires.
« Allez courage, ma fille ! s’exhorta-t-elle, il est temps de larguer les viles amarres qui te retiennent encore à la vie. Offre-toi le luxe de mettre fin proprement à ce cauchemar, tant que tu le peux encore ! »
Après avoir levé aux cieux le reste de sa bouteille, Edwige ferma les yeux avant d’en épuiser les derniers feux, à longs traits avides, au fond d’un gosier au demeurant méchamment asséché par la drogue et la honte. Le flacon vide, l’œsophage ravagé par un flot de lave liquide, elle jeta le récipient au loin dans un cri strident de souffrance et de dépit rageur. L’explosion du contenant de verre mal poli sema la panique dans une colonie miteuse de rongeurs parosmiques. À tâtons, elle chercha la dague accrochée à sa taille de guêpe pour, sans hésitation aucune, en dégager la lame du fourreau. Vacillante, le souffle court, elle empoigna la garde de son poignard à deux mains avant d’en poser la pointe redoutablement effilée entre ses seins. La profonde inspiration qu’elle s’accorda alors raviva rudement le brasier qui lui consumait les entrailles. Là où elle espérait trouver enfin la paix, elle ne recueillit qu’une dose particulièrement amère d’un trivial concentré de vie sous la forme de la plus obscène des souffrances. Dans un suprême accès de rage haineuse, envers l’existence en général et envers elle-même en particulier, elle s’empala sur la lame glacée, lacérant fatalement ce qu’elle croyait être son cœur.
Valancio se hâtait avec une diligence un poil attardée. Aussi, c’est sans ralentir et toutes voiles dehors qu’il vira tribord toute, avant de fort salement… manquer de s’étaler. Après un fugace patinage des plus funambulesques, le divin barbu parvint à s’engager en trombe dans une nouvelle ruelle sombre avant de buter violemment contre un corps presque, quoique pas tout à fait, sans vie.
« Oups ! Désolé ! » s’excusa l’hirsute chamarré.
Bien que le souffle coupé par l’insoutenable souffrance qui lui vrillait la poitrine, Edwige sortit des vapes, furibarde et un rien outrée par la grossière béquille que venait de lui asséner l’importun Valancio. Elle ne trouva toutefois rien de bien plus mordant à répliquer sur l’instant qu’un vague râle souffreteux et sanguinolent.
« Voilà donc, ma perle rare…, se railla Valancio. À te voir si complaisamment vautrée dans la fange, d’aucuns pourraient douter de ton côté “ monstre prometteur ”. De fait, il ne reste plus grand-chose de l’insouciant garçon manqué qui n’avait de cesse… jadis… de défier le monde avec tant de morgue et d’impudence ! De toute évidence, tu n’es pas de si tôt en état de t’élancer dans l’une de ces cavalcades, aussi téméraires que foncièrement éperdues, que tu affectionnes tant… Difficile de croire que celle qui agonise lamentablement à mes pieds, est la première et la seule femme à être parvenue à s’imposer comme croisée du Palatin, et qu’elle recèle, surtout, pareil potentiel… D’un autre côté, c’est sans doute mieux ainsi… d’autant plus pour ce qui concerne Banur ! »
Dans les tréfonds de l’âme cabossée de la croisée brulait une flamme irrépressible et proprement merveilleuse qui ne pouvait aucunement échapper à la prodigieuse sagacité, et accessoirement aux pouvoirs, de l’ex-dieu du Destin. Pour autant, la cruelle lame du poignard de la belle avait, bel et bien, définitivement forcé sa fort gracile cage thoracique tout en lacérant au passage, et son cœur si fragile, et son aorte si essentielle ; deux blessures censées, au demeurant, provoquer individuellement des hémorragies du genre explosif et résolument fatal. Tant et si mal, de fait, que Valancio s’attendait à voir surgir d’un instant à l’autre, l’un des tristes sbires de sa fille Mirawen.
« Allez zou petite ! Lève-toi… et marche ! » ordonna-t-il de la plus divine et impérieuse de ses intonations. Faisant montre une fois de plus d’une obstination aussi fabuleuse qu’inconcevable, la jeune fille demeura coupablement vautrée sur le sol crasseux, hébétée, recroquevillée, les doigts crispés autour du manche du surin enfoncé jusqu’à la garde entre ses petits seins glacés.
« Cesse donc de faire l’enfant ! » l’admonesta-t-il rudement tout en lui shootant dans les bottes avec impatience, tu ne trouveras nul repos dans la mort, pas même de répit… Pas toi ! Pas avec ton pedigree, et surtout pas avec ton passif, ma jolie… Je sais ! Tu n’es pas femme à croire quiconque sur paroles… mais si tu tiens tant à savoir ce qui t’attend dans l’éternité amfhalienne à laquelle tu t’es condamnée par tes agissements… »
Aussitôt, le corps entier de la croisée, jusque dans ses plus infimes cellules, fut plongé dans un bain glacial de souffrance ardente.
« Es-tu bien certaine que c’est là, tout ce que tu désires désormais ? »
Au prix d’un effort inouï, elle cracha des mots informes dont l’amertume amère se dilua aussitôt dans une gerbe gargouillant de postillons sanglants.
« Désolé, ma chérie, mais tout cela n’est pas très clair… Pourrais-tu répéter, je te prie ? se gaussa l’omnipotent divin.
— Rien à foutre de votre foutu Amfhal ! Laissez-moi crever, Putain !
— Tu ne manques pas de cran, ce qui me plait… ou de stupidité fanatique, ce qui n’est pas totalement pour me déplaire… c’est selon ! Toutefois, j’ai de bien plus grandes ambitions pour toi, belle guerrière, que de te voir rôtir sur une broche de l’Amfhal, pareille à quelque dinde de tes semblables. »
Opiniâtre et acharnée, au-delà de toute mesure et de tout entendement, Edwige s’agrippa désespérément des deux mains au poignard qui lui transfixait le cœur.
« Bien que formidablement coriace, suprêmement butée et foncièrement rebelle, tu ne parviendras d’aucune manière à tes… à ta fin. »
Aussitôt, sous les yeux éberlués et un rien convergents d’Edwige, la dague qui la pourfendait échappa à son emprise pour, comme par enchantement, se retirer de sa poitrine, y laissant une plaie singulièrement béante, quoique sèche, bénigne et totalement dénuée de lancinement. Alors que résonnait dans la nuit froide et humide, l’éclat cristallin de l’acier palatin tintant sur le basalte, Valancio se retourna, le pouce dressé vers les cieux et le poing tendu en direction d’un recoin de ténèbres parmi les ombres nocturnes parsemant la ruelle sombre. L’invisible interpellé se contenta de hausser les épaules. Aussi, le Barbu bigarré consentit-il enfin à s’accroupir au chevet de la croisée suicidaire.
« Bon ! Voilà le topo, ma jolie : quand un Dieu, pour ainsi dire comme moi, commande, exige, ordonne ou suggère, il est de bon ton, vois-tu, que les humaines dans ton genre s’exécutent. Je ne dis pas que ce n’est pas injuste, mais que cela te plaise ou non, c’est ainsi ! En conséquence, tu vas mettre un terme définitif à tes stériles conneries habituelles pour employer enfin tes talents au service de l’Humanité.
— Veuh…
— Oui ?
— Va te faire enculer… le vieux ! expira-t-elle dans un ultime soupir rageur, en gratifiant l’iniquement qualifié de vieillard d’un magistral doigt d’honneur, avant de tourner de l’œil et de se fracasser le crâne sur le dur pavé boueux de la ruelle.
— Merci, mais sans façon !… Mince ! Espérons que le choc ne l’aura pas rendue plus idiote qu’elle ne l’est déjà ! »
Déchirant le voile de la réalité, le préposé local aux âmes damnées fit sa sinistre apparition pour se trouver nez à nez, et ce de manière fort embarrassante, avec l’ex-dieu des dieux. Sans ambages, ce dernier lui signifia abruptement de dégager.
« Allez ouste, du vent ! Je m’occupe du reste ! »
L’ectoplasme assermenté et dument mandaté par Mirawen, plus interloqué que réellement frustré ou offusqué, s’inclina respectueusement et, sans demander son reste, déserta illico le Réel.
« En parlant du reste, justement, il est grand que je m’occupe sérieusement de tes restes, gamine. »
Valancio entama les lourds travaux de restauration en annulant les funestes dégâts causés par le poignard assassin de la belle. Il en profita au passage pour renforcer spectaculairement l’endurance, le gainage, l’influx et la coordination d’Edwige. Par ailleurs, il la guérit de ses divers traumatismes ; corrigea, ça et là, quelques petites imperfections et vicieuses altérations potentiellement mutagènes ; éradiqua impitoyablement l’ensemble des colonies bactériennes et des proliférations virales néfastes. Côté psychisme, il se contenta de la libérer totalement de sa dépendance à la drogue et à l’alcool. De manière nettement plus discutable, il en profita pour l’affranchir de l’intégralité de ses blocages et de ses inhibitions par une réinitialisation radicale de sa mémoire visant à éliminer tout conditionnement susceptible de venir encombrer sa soif d’action d’un semblant de réflexion, le tout chez une « charmante » jeune femme assez peu portée par nature sur l’introspection. Il recula enfin de deux pas et contempla son œuvre d’un œil éminemment critique, pour au final se déclarer, non sans une grosse dose d’autobienveillance, proprement satisfait du travail accompli.
« Par-fai-te… à deux ou trois bricoles près ! » se glorifia Valancio.
Ceci dit, il croisa les bras attendant de pied ferme des applaudissements qui, fort injustement, tardèrent à se faire entendre.
« Alors ! Comment la trouves-tu ? s’enquit-il à haute voix, provoquant la lente apparition d’entre les ombres, d’une petite silhouette sombre encagoulée et encapuchonnée.
Le mystérieux témoin vint prendre place aux côtés du dieu hirsute, lui rendant au passage pas loin de deux têtes.
— En l’état ? Et bien… difficile de se faire une opinion, répondit prudemment l’espion chétif, toutefois, j’ai bien aimé sa manière élégante…
— … de m’envoyer me faire foutre ? »
L’ombre opina d’un haussement d’épaules un rien fataliste.
Valancio fronça imperceptiblement les sourcils alors qu’il activait une vague zone singulièrement excitée, perdue quelque part dans les méandres de l’immensité sémantique qui séparait, dans toutes les dimensions, ses deux divines esgourdes. De mer grosse à agitée, cette zone se mua soudain en un vaste océan tempétueux sillonné par quelques navires bien trop sages au regard des sauvages déferlantes qui les encadraient de toute part d’écumantes murailles d’eau déchainée. Sous la surface particulièrement bordélique et spumescente, des flots de célestes pensées superficielles plus ou moins conscientes s’entrechoquaient violemment dans tous les sens. Dans les creux et les fosses insondables servant de plancher à cet océan métaprobalistique, sous couvert d’une brutale thermocline, dans le froid ténébreux où semblait régner le calme le plus lugubre, Valancio forgea discrètement la nouvelle trajectoire d’Edwige.
« Va, ma fille ! Élève-toi et deviens l’égale des dieux ! Ton cap est fixé, ton chemin balisé ! À toi de prendre ta destinée en main… plus au moins librement !
— C’est vraiment nécessaire, tout ce côté théâtral ? demanda la frêle silhouette en observant, perplexe, la fille allongée à ses pieds, pantelante, les yeux mi-clos, les lèvres entrouvertes et les cuisses écartées, de manière aussi équivoque qu’impudique.
— Que vaut la plaidoirie sans la beauté de l’effet de manche ?… Oui ! Bon ! Je t’accorde que dans ce cas… Fichons le camp, avant que la douce enfant ne réintègre pleinement la communauté des vivants ! Le moment venu, c’est à toi que reviendra d’en faire l’éducation !
— … hein ? Qu’entendez-vous par là ?
— Chaque chose en son temps ! La grande mécanique céleste exige une précision sans faille. Toute chose ne saurait être bien faite que lorsque l’instant de son accomplissement est enfin advenu ! Ni trop tôt ni trop tard. Il lui faudra d’abord découvrir les joies et les affres de sa nouvelle vie… Qui assurément ne devrait guère manquer d’embûches et de rebondissements. Maintenant à la suivante !
— Ah ! Parce qu’il y a une suivante ?
— Deux suivantes, pour être tout à fait exact ! La prochaine est particulièrement gratinée. Elle devrait te plaire. Une entité, enfin plutôt “ une créature ”, tombée jadis de son piédestal et qui, selon mes calculs, ne devrait plus guère tarder à sortir du trou terreux où elle repose depuis un bail. Celle-là, il va falloir la manipuler avec précaution. Juguler sa noble intransigeance tout en composant avec ses redoutables talents et sa créativité débordante, notamment en matière de perversion, le tout assorti, hélas, d’un phénoménal caractère de cochon, ne va assurément pas être de la tarte. De plus, si je tente personnellement de lui imposer mon point de vue, du moins de manière trop grossière…
— … Ne me dites pas que ladite créature aurait, elle aussi, l’audace de vous envoyer vous faire foutre ?
— Oh, que si ! Et même plutôt deux fois qu’une !
— Quelle chance de disposer d’un pouvoir pareil !
— N’est-ce pas ? confirma, Valancio hilare. Mais, tu me connais, rien ni personne ne peut me faire renoncer à mes desseins.
— Hélas !
— Doté par essence d’un esprit profondément retord, j’ai ourdi une combinaison forcément géniale, où, avec ton concours, nous serons amenés à lui concocter un amusant jeu de piste devant immanquablement la conduire, au besoin malgré elle, jusqu’aux sommets enneigés des Nodins.
— À quelle fin ?
Valancio, affichant son air le plus énigmatiquement taquin, posa sa pesante paluche sur la frêle épaule de la petite créature qui se tenait, un rien accablée et résignée, à ses côtés. De l’autre, il saisit, de manière transdimensionnelle, une corde d’Arhune interplanaire, rajoutant avant de disparaitre en compagnie captive de son compagnon de fortune et d’infortune :
— Parce que !… Parce qu’entre autres ! Parce que, surtout, sa trajectoire doit se synchroniser avec celle, tout à fait exceptionnelle et prometteuse, d’une autre !
— Une autre ? Je n’en saurais pas plus, je présume ?
— Tu présumes fort bien ! »