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PROLOGUE

EN QUÊTE DE SOI-MÊME

Durée de lecture estimée : 10 mn [17 mn à haute voix] – Lisibilité : 31/100

Le cœur de la forêt de Gingerse formait la plus auguste communauté végétale de tout le Gardemont. Cette vaste chênaie prospérait à l’abri de la rapacité destructive des races humaines, sous l’égide d’un interdit D.U.C.al absolu, étayé de manière plus que dissuasive par quelques tabous ultimes et la vigilance radicale d’un bataillon de gardes exterminateurs. Sous ces couverts, tant végétaux que capitaux, les ruines de la nécropole royale d’Anshyl poursuivaient, depuis deux siècles, leur lente et inexorable désagrégation en sable allogène.

Soudain, un puissant rayon de lumière parvint à pourfendre la cuirasse végétale. Ses mille feux frappèrent ces vestiges recouverts de mousses grasses, au pied desquels s’étalaient d’épais tapis de fougères et d’humus, parsemés de feuilles mortes et de glands. Pareil à quelque doigt de vie, ce rai flamboyant fourragea, impénitent, entre les hautes herbes et les graves sépultures, sondant les hypogées dévoilés et les caveaux éventrés pour se fixer sur une dalle funèbre de marbre immaculé. La chaude lumière s’attarda tendrement sur le frigide calcaire jusqu’à ce que, des entrailles d’Ilrish, montât un terrible vrombissement. Bientôt, le sourd grondement de terre se mua en un intense tremblement qui secoua en tous sens la crypte et ses environs, hâtant au passage, çà et là, la déconfiture de quelques blocs de maçonnerie particulièrement altérés. Dans un fracas digne d’un tonnerre divin, la pierre tumulaire immaculée se fendit brutalement. Alors que la pétrifiante vibration s’estompait déjà, la tombe brisée exhala comme un mince souffle vaporeux. Il s’agissait, en fait, moins d’une haleine, passablement morbide et pestilentielle, qu’un condensat de non-rêve diffus qui, en se projetant dans le Réel, se précipita en quelque inquiétant spectre ectoplasmique. L’ombre nébuleuse aux subtils reflets grisés flotta mollement au-dessus de son tombeau. Après un interminable moment d’hésitation, l’âme en peine se résigna enfin à invoquer tout ce dont elle disposait sur l’instant de volonté, de personnalité et de souvenir, dessinant au passage une silhouette immatérielle parmi les plus terriblement funestes. Avec une terrifiante lenteur, le Kamorhan inclina son chef en direction du marbre laiteux veiné d’azur qui, jusque-là, scellait son tombeau. Las, la roche lisse et polie paraissait être demeurée résolument vierge de toute inscription. L’être sans visage replongea pesamment dans l’indécision, avant de se tourner, toujours avec la même intimidante lenteur, vers le plafond, la voute et les restes d’une mosaïque qui se laissaient encore deviner. Tandis que la lueur céleste désertait ces les lieux oubliés de tous désormais, ou presque, le spectre profita de sa perception étendue pour détailler les vestiges du tableau dressé jadis au travers d’une remarquable marqueterie de tesselles multicolores. Les actions d’éclat du sombre souverain qui y étaient relatées évoquèrent en creux à la créature immatérielle quelques réminiscences de son antique, ultime et glorieuse incarnation ; autant de souvenirs, assurément illustres et mythiques, qui ne manquèrent nullement, toutefois, de précipiter à nouveau le plus mort que vif dans un gouffre de perplexité proprement abyssal.

« Agir !, songea-t-il… Pour quoi ?… Pour qui ?… À quelle fin ?… Au nom de quel instinct ?… Au nom de quel principe… de quel Dogme ?… Désirer ! Vouloir ! Agir !… Désirer vouloir agir ?… À quoi bon ?

— Spectre, tu es, et, fléau pour les vivants, à jamais, tu demeuras. Tel est ton Saint-Office Vengeur, tenta mollement de lui instiller son essence, va là où le vent glacé te porte ! Frappe sans pitié ni discernement tout ce qui ose avilir, par son existence obscène, la terre stérile, réceptacle béni de l’Ultime Repos. Que ta désespérance infinie se commue en rage destructrice ! Par la hantise, irradie le Réel de pure terreur ! Harcèle-le sans répit jusqu’à ce qu’enfin, il abdique et se soumette à la seule éminente volonté de la Mort.

— “ L’ivresse ineffable des châtiments expiatoires ”, en somme ! Eh bien, très peu pour moi ! Je laisse volontiers l’élation narcissique de cette félicité à tout autre funeste et zélé serviteur que moi », répliqua intérieurement, et non sans quelque ironie des moins communes chez ce genre d’engeance, une part proprement non négligeable de son être conscient. Sa partie la plus matérielle se contenta, pour sa part, de souligner sa saillie spirituelle d’un semblant de haussement « d’épaules » ponctué par l’esquisse, tout aussi piteuse, d’un soupir d’abattement chimérique.

« Mais que suis-je donc venue foutre au milieu de ces putains de ruines ? » s’agaça, avec une verdeur toute féminine, « la Kamorhan ».

De fait, aucun fanal, indice ou preuve, entre autres marques plus ou moins évidentes de complaisance humaine ou divine, n’était là pour lui indiquer un début de piste ou une quelconque direction à suivre. Aussi, l’idée de retourner se coucher dans son tombeau, en quête d’une torpeur éternelle dépourvue de tout émoi, de toute pensée et de tout rêve, s’insinua-t-elle dans son esprit avec une insistance croissant à mesure que son soi se trouvait terriblement confronté à une forme particulièrement tangible de néant. Soudain, sa conscience apathique fut assaillie par le flot étourdissant d’images issu d’un passé tant révolu qu’éminemment prestigieux.

Ce fut d’abord la vision d’une tour miroitante, transparente et vertigineuse dominant sans fin un azur onirique parsemé de nuages improbables, allant d’immaculés et bonhommes cumulus assez licencieusement paréidoliques, aux ténébreux et menaçants cumulo-nimbus les plus inquiétants, en passant par de carmins cirrus auroraux riches en promesses sensuelles ou d’utopiques stratocirroaltocumulus noctulescents à tendance foutrement iridescentes. Vinrent ensuite, les deux portes scintillantes ; troublants passages surimaginaires, aussi désirables que repoussants, aussi charmeurs que terrifiants, et dont la garde éminente lui était échue depuis l’aube des temps. 
Apparurent, enfin, trois humanoïdes bizarroïdes : l’un hirsute, furieusement agité du bocal, à l’aspect carrément simiesque ; le second, totalement apathique et dégingandé, à l’allure passablement délavée et dont le crâne était atrocement pourfendu, de part en part, par une tête de lance étincelante. Le tiers immaculé chevalier, monstre de sagesse, de libéralité, de fidélité et de courage. Deux des compères trinquaient, pour ainsi dire gaiement, à sa santé. Un spectacle troublant, à plus d’un titre, qui réchauffa curieusement le cœur immanent du revenant.

Ce faisant, l’ombre s’était insinuée dans les failles qui éventraient la crypte, s’élevant inconsciemment dans le sillage ténu laissé par la chaude lumière solaire. Lorsqu’il émergea de sa rêverie mémorielle, le spectre flottait librement à la surface, dérivant, au gré de la bise hivernale, entre les vestiges de la cité perdue, semant involontairement alentour la terreur et la mort parmi les vivants du règne animal qui venaient à croiser son effroyable errance. Bientôt, la terrible créature franchit les ruines de l’enceinte de la nécropole royale. Aussitôt, elle sentit, à nouveau posé sur son cou spectral, le fil amer de la lame noire de l’Anghur félon qui l’avait assassiné. En un éclair aveuglant de sourde douleur, elle éprouva tour à tour : l’atroce et langoureux baiser de la lame maudite sur sa tendre gorge, le goût doucereux du sang envahir sa bouche, la brûlure des fluides intimes inonder soudain ses seins, son ventre et ses cuisses, le linceul de glace lugubre engourdir peu à peu son corps, les ténèbres épaisses engloutir son regard, l’horreur, la souffrance et le désespoir submerger son âme… Autant de sensations fantômes qui brutalement l’assaillirent, en même temps qu’elle prenait conscience de l’effroyable pouvoir qui était, désormais, le sien. De fait, tel un doigt de mort, tout ce qui, vivant, entrait en contact avec son ombre létale se décomposait instantanément en cendres, libérant concomitamment une évanescence grise, aussitôt absorbée par le Kamorhan au profit d’une matérialité de plus en plus prégnante. Ainsi, le spectre odieux, se vit-il bientôt doté d’un magnifique regard d’un vert émeraude, quasi phosphorescent, assorti de la conscience d’un nom qu’elle s’empressa d’amender en : Hylda.

Une fine bruine enveloppait les sous-bois. Le mort-vivant, aux yeux pareils à un chef-d’œuvre, se réfugia machinalement sous le couvert des chênes gardiens, éradiquant au passage tout ce que ses parages immédiats comptaient d’êtres vivants. Ce faisant, le Kamorhan se souvint avoir été incarné dans ce Réel sous les traits d’une dame à la puissance et aux charmes rayonnants. Une irrésistible, et fort indomptable, séductrice dont la beauté irréelle fit irrémédiablement tourner la tête à une multitude de femmes et d’hommes. De fait, il demeurait difficile de répertorier l’ensemble des princes et des consorts, de tous genres et de toutes races, qu’elle avait mené à l’extase, au péril, à la gloire ou à la perdition, que ce fût par maîtrise, par passion ou par convoitise, par les sens ou par le bout… du nez. Au cours de cette errance homicide, au détour d’une mare que la pâle lueur d’une lune pleine et hivernale avait rendue terriblement indiscrète, le spectre croisa son reflet. La hideur qu’elle y découvrit lui sembla à la mesure de sa splendeur passée. Privée de bouche toutefois, elle se trouva fort contrariée de ne point pouvoir exprimer toute l’horreur et la frustration rageuse qui la taraudaient. Déconvenue d’autant plus cruelle pour celle qui se souvenait désormais d’avoir tant excellé dans l’art oratoire, le chant et les joutes verbales, entre autres exercices oraux banals ou prodiges, doux ou acerbes, triviaux ou sublimes, prudes ou voluptueux… Tour à tour, et tout à la fois, redoutée, jalousée, admirée et convoitée, notamment pour sa beauté, son esprit, la hauteur de son verbe ou la vivacité virtuose de sa langue, Hylda, bien que dotée par essence d’un solide sens de l’humour et d’une nature relativement indulgente, surtout en matière de création artistique, trouvait, pour le coup, qu’en la réduisant de la sorte à l’état d’épouvantable et mutique ectoplasme, le Destin malicieux, une nouvelle fois, poussait assurément le bouchon un peu loin. Singulièrement dépitée, Hylda reprit son errance glissante et dérivante, s’éloignant au final de ces ruines funèbres, témoins oubliés de sa grandeur passée, comme de ses crimes, de ses renoncements et de ses trahisons.

La rage à l’esprit, à défaut de ventre, elle parcourut ainsi quelques lieues, portée par la bise du destin jusqu’à l’orée d’une clairière située en lisière d’une forêt désormais clairsemée. Au centre de la trouée, une modeste chaumière découpait la pénombre ténue. Un couple de corneilles passablement graillantes occupaient impunément le sommet de la cheminée dominant la bâtisse. Le passage d’une Kamorhan, aux instincts prédateurs subitement exacerbés par la présence toute proche d’une source incommensurable d’énergie vitale, les réduisit instantanément au silence éternel. Le gain de matérialité que le spectre en tira ne lui permettait guère de dépasser le stade repoussant d’agrégat putride. Cette fragile corporalité tangible privait, toutefois, l’immonde créature de son invulnérabilité spectrale, en même temps que sa célérité s’en retrouvait considérablement réduite. Avec peine, la créature du plan de la Mort, sommairement réincarnée, s’approcha de la masure rayonnante d’essence vitale. Après avoir longé la frêle enceinte de bois, elle posa délicatement sur le cadre de porte ce qui n’était, somme toute, qu’un moignon cruenté. Ce faisant, elle renoua avec les joies et les périls de l’interaction environnementale, essentiellement du fait de la rencontre cuisante avec tout un essaim de sournoises échardes. Accaparée par l’affliction subite causée par les fourbes épines, elle prit peu à peu, quoique rudement, conscience des indicibles souffrances, tant physiques que psychiques, qui, pour l’essentiel, taraudaient son être imparfait. Sa proto-existence lui apparaissant soudain sous le jour peu amène d’une condamnation perpétuelle au supplice incessant le plus odieux, la monstrueuse créature d’outre-tombe lâcha, non sans surprise, la plus longue, la plus lugubre et glaçante des plaintes que nul être n’avait jamais entendues dans les parages. Elle en profita au passage pour maudire tous ceux et toutes celles qui avaient contribué à la réduire de la sorte à la condition de grotesque monstre errant tout juste échappé du tombeau. Ceci fait, Hylda tenta de reprendre haleine pour laisser échapper aussitôt une longue et pitoyable quinte de toux. Son regard se posa alors sur le membre qui lui servait de main. L’extrémité vaguement palmiforme apparaissait surtout terriblement décharnée et, pour le reste, foncièrement rongée par les vers. Aussi, la jeune goule ne put-elle contenir l’horrible frisson qui manqua de peu de la désarticuler lamentablement ; renforçant au passage l’amère conscience qu’elle avait du délabrement prononcé de sa repoussante enveloppe, plus charnière que véritablement charnelle. Au faîte du désespoir, elle tourna le masque funèbre qui lui tenait lieu de visage vers les cieux injustes qui, d’un épais voile de sombres nues, voilaient déjà sa face odieuse, aux prunelles mirifiques des étoiles étincelantes.

« Maudites soient les puissances, sources de mon malheur ! Puisse ma haine éternelle les poursuivre, jusqu’à ce que ma vengeance soit enfin assouvie ! » se promit-elle.

Aussitôt, une partie occulte d’elle-même, fantôme d’un soi antique partageant son souffle, se révolta contre un projet, qu’elle jugeait aussi vain, inique que puéril. Toutefois, ce vestige de volonté, pour éminent, puissant et impérieux qu’il fût, s’avéra bien impuissant, de prime abord, à infléchir l’irrévocable détermination de sa conscience, à châtier les dieux à l’origine de son tourment. La lente, et atrocement grinçante, ouverture de la porte de la chaumière, interrompit brusquement l’amorce prometteuse de ce fol crêpage de chignons interne. Près de l’âtre stérile se dressait une haute silhouette horriblement chamarrée. L’individu chaussé de rutilantes cuissardes rouges tourna vers la goule un visage charmeur mangé par une barbe grisonnante pour, d’un geste curieusement prévenant, l’inviter à le rejoindre près du foyer éteint.

« Allons !… De grâce, ne vous faites pas prier !… Entrez, donc !… Je vous attendais. »

Hylda demeura interdite. Moins étonnée de l’invitation que de ne pas susciter de terreur et de répulsion chez son aimable hôte. Après avoir longtemps hésité à franchir le seuil de la chaumière, elle finit par accepter l’hospitalité de cet étrange individu, bien décidée, le cas échéant, à entamer son œuvre vengeresse aux frais de l’olibrius.
Valancio détailla la goule visiteuse de pied en cap.

« Hum… Grammaire et syntaxe plus qu’imparfaites… Je m’attendais tout de même à quelque chose de nettement plus abouti… déclara-t-il, tout en laissant la Kamorhan le piller avidement, et sans scrupule aucun, de son inexhaustible énergie divine. Du fait de ce flot divin inopiné, Hylda recouvrit bientôt un semblant d’apparence humaine, jusqu’à récupérer une voix résolument féminine.

« Qui êtes-vous ? furent les premiers mots de l’incarnation.

— Mon visage ne vous rappelle-t-il rien ? Vraiment ?… Je fus, suis et serais le Destin incarné ; la Fortune : tare, plaie et fléau de la Création. Aussi indifféremment qu’impitoyablement, je puis, tout aussi bien, mener tout un chacune à la gloire ou à l’infamie, tout en lui donnant l’illusion suprême de disposer de son libre arbitre. Toutefois, je n’ambitionne plus, désormais, qu’à m’imposer comme humble esthète et modeste chasseur d’Harmonie.

— Je présume qu’avec tout ça, vous disposez au moins d’un nom ?

— Une antique version de vous-même m’a connue sous l’auguste nom de Banur.

— … ?

— Ne vous fatiguez pas ! Ma vénérable trombine ne devrait guère tarder à vous revenir… Il suffit juste que vous repreniez conscience de celle et de ce que vous fûtes… Mais avant cela, laissez-moi insuffler à votre glaise bien imparfaite un peu de la splendeur que vous méritez. »

Valancio enserra au creux de ses mains l’hideux visage décomposé d’Hylda. Figée pareille à une statue, cette dernière fut soudain inondée de puissance divine. L’ex-dieu des Dieux s’attela dès lors à accélérer la repousse des tissus biologiques, à commencer par sa prodigieuse chevelure de jais, avant d’amorcer un processus global de cicatrisation, s’attachant toutefois bien plus aux gros œuvres, ainsi qu’aux plus subtiles retouches et invisibles détails de la figure composant sa fille, qu’aux finitions cosmétiques. Son forfait perpétré, il recula de quelques pas pour admirer le produit de son suprême génie créatif. Devant son divin regard vert émeraude se tenait une jeune femme entièrement vêtue, culottée, gantée et bottée d’ombre, le visage dissimulé sous un masque de théâtre mi-argent mi-ébène rehaussé de perles, armée de cuir par-dessus un chemisier de soie noire assorti à un fort seyant jodhpur des plus moulants.

« On pourra toujours pinailler et me reprocher injustement d’avoir insuffisamment fignolé deux ou trois détails, mais l’essentiel est bel et bien là ! » se félicita, le pseudopréretraité des affaires divines, avec une indulgence coupable qui confinait à la mauvaise foi la plus affligeante. Ceci dit, il libéra Hylda de sa torpeur cérébrale avant de se téléporter en sa compagnie hors les murs de l’humble chaumière.