PROLOGUE
Synchronicités
Durée de lecture estimée : 8 mn [14 mn à haute voix] – Lisibilité : 34/100
Pareil à un fauve claustral, le duc Dérel Zarbsko de Brenne orbitait pensivement autour de l’imposante table d’honneur qui trônait au centre de l’austère salle de réception du donjon. Une double paire de candélabres encadrant deux hauts fauteuils disposés de part et d’autre d’un foyer moribond constituaient les seules autres fantaisies mobilières de ces éminents appartements. Soudain, l’éclat singulier d’une cavalcade monta du pavage de la cour du château. Le jeune Duc s’approcha de l’une des trois ouvertures qui tenaient lieu de fenêtre au logis. Les raies aussi timides qu’improbables de la lune Ilrishienne vinrent souligner les traits follement séduisants de l’un des partis les plus convoités du Gardemont. Le haut seigneur contempla l’ombre cavalière. L’écuyer qui lui était associé sauta lestement à terre avant de confier sa fière monture au palefrenier de garde. La lueur des torches et des braseros révéla bientôt la silhouette déliée d’un de ses plus augustes cousins dont la mise fastueuse trahissait l’origine méridionale. Alors que le visiteur du soir disparaissait sous les frondaisons radicalement persistantes des deux arbres-mères qui ornaient le patio, Dérel se rapprocha de l’immense cheminée. La sobriété de son uniforme sous son surcot frappé de l’écu à la licorne d’argent à flanc dextre de sinople tranchait violemment avec la braverie du cavalier. Dérel tendit l’oreille, guettant les signes d’approche de son voyant parent.
« Z’êtes mort, Cousin ! »
Le duc sursauta avant de s’élancer à la rencontre de l’intrus. Les deux hommes s’accolèrent de la moins protocolaire des manières. L’homme au somptueux manteau de fourrure azurée abaissa sa capuche, dévoilant l’air de famille qu’il partageait spectaculairement avec le Duc.
« Qu’est-ce qui vous amène si loin de vos si dispendieuses occupations et des langueurs sensuelles de votre cher midi ?
— On m’a rapporté votre ardent et surtout très pressant désir d’en découdre martialement avec l’Imposteur et ses monstres de Rocaméda.
— Je ne puis que reconnaître le bien-fondé de vos informations. Décidément, les espions de l’Ambre sont toujours aussi efficaces ! Dommage, toutefois, de prodiguer leurs talents à surveiller votre parentelle et, accessoirement, votre plus fidèle ami et plus puissant allié.
— C’est que, voyez-vous, je tiens tout particulièrement, et à l’un, et à l’autre. Par ailleurs, les gens de confiance, en particulier au sein de “ mon embarrassante famille ”, ne sont guère légion. En fait, c’est un bien assez singulièrement plus inestimable que le plus précieux des joyaux.
— Vous m’en voyez flatté, mais de là à vous déplacer nuitamment et en personne…
— … croyez-vous sincèrement, Dérel, que vous en prendre aussi ouvertement et frontalement au D.U.C. soit vraiment de nature à servir aux mieux nos intérêts communs ?
— Jugez-vous pour autant que nous les défendions davantage en restant l’arme au pied ?
— J’en suis convaincu ! On ne mène utilement que les luttes qu’il est possible de remporter.
— Donc, au nom de cette utile lâcheté, nous devrions continuer à courber honteusement l’échine devant cette bête obscène et ses mignons, en attendant sourdement, comme le premier vil brigand venu, l’occasion foutrement hypothétique de pouvoir le frapper dans le dos ? Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’à frayer de la sorte avec cette foutue engeance, nous nous compromettons jour après jour davantage, nous faisant complices de ses crimes les plus odieux, et, bientôt d’évidence, nous muant en irrémédiables suppôts de son infâme tyrannie.
— C’est qu’il est nécessaire, pour prétendre le frapper et espérer un jour le terrasser, de demeurer avant tout un parmi les vivants. Ne doutez guère que vos préparatifs martiaux puissent longtemps échapper à la sagacité du D.U.C.. D’aucuns d’entre mes amis les mieux informés considèrent d’ailleurs votre initiative, pour courageuse qu’elle soit, comme totalement vouée à l’échec.
— Que de péremptoires certitudes ! s’exclama narquoisement le jeune duc de Brenne, disposeriez-vous donc, secrètement, des meilleurs stratèges du Gardemont ?
— Pour tout ce qui touche au D.U.C., mes sources ont su indubitablement gagner toute ma confiance. Ainsi, je les crois volontiers lorsqu’elles affirment que la Vipère a dépêché ses agents en Brenne pour surveiller vos faits et gestes, tout comme lorsqu’elles soutiennent que nul mortel ne peut espérer terrasser le D.U.C. ou que ce dernier a fini par dégainer le glaive de sa maudite Frappe noire contre le seigneur rebelle de la lointaine Léonie… ou encore lorsqu’elles m’informent de la visite diplomatique de Roric, son maître assassin, en El-Sayed, dans le seul but de faire “ souplement ” basculer l’Oasis dans l’escarcelle de Rocaméda… Non, vraiment ! Si par votre téméraire entêtement, mon cousin, vous veniez à perdre prématurément l’existence, je me trouverais assurément bien seul pour m’opposer aux ambitions dévorantes du D.U.C. »
À moins d’un jet d’arbalète de là, une panthère noire était tapie dans l’ombre, perchée sur une fourche de mégalocyprès perdurable. L’arbre-mère offrait au fauve une perspective discrètement imprenable sur l’accès principal du haut château du duc de Brenne, en même temps qu’il lui permettait de guetter les incessantes allées et venues de la garde en faction. Le ténébreux félin, toutes griffes dehors, assurait sa prise et son emprise sur l’écorce résolument inaltérable. Soudain, une double paire de sentinelles lourdement armées fit irruption sur le chemin de ronde tout proche. Aussitôt, le léopard banda ses muscles, coucha ses oreilles, rabattit ses moustaches le long de son museau et découvrit ses crocs en un feulement silencieux. Les deux binômes barbelés se croisèrent sans se saluer avant de s’éloigner l’un de l’autre. Le fauve à la sombre fourrure s’apaisa quelque peu. Rassuré par l’absence de tout danger immédiat, il se faufila à pas feutrés le long de la plus épaisse des branches constituant la fourche qui le soutenait. Parvenu à l’extrémité de son perchoir, le félidé huma machinalement l’atmosphère lourdement chargée d’un tas de composés violemment sulfureux… pour s’en mordre aussitôt les doigts. En proie avec un violent haut-le-cœur, il cligna convulsivement des yeux pour en chasser le flot de larmes acides, avant de bondir légèrement sur le chemin de ronde à près de sept toises de là. Le temps de rassembler fugitivement ses abattis, la bête rebondit en silence, en contrebas et en direction du toit des écuries pour le plus grand émoi de leurs occupants. Sentant la sourde présence du redoutable prédateur, les équidés, jusque-là assoupis dans leur stalle respective, manifestèrent bruyamment leur affolement. Couverte par le fracas des hennissements paniqués auxquels vinrent bientôt se mêler les jurons des palefreniers et des gardes alarmés, la panthère longea calmement le toit des turbulentes écuries, non sans signifier de sa queue en panache, un dédain on ne peut plus félin. Bondissant à nouveau, c’est ventre à terre qu’elle effaça un bout de cour à découvert pour disparaitre sans laisser de trace dans les frondaisons tapissant le pied des deux mégalocyprès sommitaux. Ne pouvant ni pitonner, ni même érafler l’écorce prodigieusement solide des conifères perdurables, c’est du bout des griffes, d’aspérités en veinules, de nervures en micropointes, la langue rendue pendante par l’effort et la concentration, qu’elle parvint à se hisser prudemment, le long de l’un des deux formidables troncs, jusqu’à la branche maîtresse la plus propice, du point de vue d’un fauve d’une bonne huitaine de pierres, à l’espionnage confortablement furtif du Duc et de son mystérieux cousin. Alors que d’une rapide toilette de chat, la panthère noire tentait d’évacuer machinalement le stress de son petit exploit acrobatique, elle surprit un étrange faucon crécerelle un rien ébouriffé qui la fixait d’un air passablement mauvais. Les deux farouches bestioles, à plus d’un titre exotique, se dévisagèrent longuement, aussi intriguées par la présence de l’une que méfiantes vis-à-vis de l’autre. Rompant la glace le premier, l’impatient léopard feula. Le rapace diurne toisa avec mépris le félidé courroucé avant de prendre son essor de la plus silencieuse et pour le moins inquiétante des façons.
D’un geste impérieux, l’héritier du Léovent intima au duc de Brenne de se taire. La main posée sur la garde de sa lame de verre igné, il s’approcha prudemment de la fenêtre. Parvenu à l’orée de l’huis, il croisa les prunelles mordorées du fauve qui le fixait. Le jeune seigneur se figea. Les deux prédateurs se dévisagèrent en silence. Lentement et sans lâcher le regard de la panthère, l’humain recula sagement. Sans prendre d’élan, le léopard bondit, se réceptionnant sans bruit et sans heurt dans l’embrasure de la croisée. Le félin ponctua son entrée dramatique d’un feulement triomphal. Le duc de Brenne dégaina aussitôt sa dague attirant illico l’attention feulante du farouche félidé.
« Rangez votre poignard, mon cousin ! Vous risqueriez sinon de vous blesser ! »
Dérel s’exécuta sans discuter. Le fauve se détendit en se léchant rapidement les pattes avant de se les passer méticuleusement derrière les oreilles. Ceci fait, la panthère se remit sur ses quatre fers, et, queue dressée, démarche chaloupée, vint se frotter en ronronnant contre les bottes impeccablement cirées d’un duc passablement médusé.
« Même contraint par l’urgence, j’évite de voyager sans escorte », assura le visiteur du Léovent.
Le félin noir au pelage chatoyant se métamorphosa en une superbe jeune femme au teint de pain d’épice satiné, à la longue toison de jais et aux yeux aussi mordorés que délicatement bridés.
« Monseigneur Duc, navrée d’interrompre de la sorte votre entretien !
— Dame Nootka ! Assurément confus, mais le moins du monde chagriné ! Que les Dieux m’en préservent ! C’est toujours un plaisir ineffable de partager ces quelques délectables moments en votre si charmante compagnie, s’inclina le duc charmeur et charmé.
— Que nous vaut ta soudaine apparition ? s’informa l’héritier du Léovent.
— Un faucon surveillait étroitement votre entretien, répondit Nootka en rejoignant la fenêtre d’une démarche souple. Alors que la belle sauvageonne scrutait attentivement les ténébreuses frondaisons, le regard ardent du duc de Brenne se perdit dans la contemplation langoureuse de la panthère tatouée qui couvrait son dos sculptural et son échine cambrée.
— Un simple faucon ! Vous me rassurez très chère ! J’ai cru que nous avions affaire à quelque fourbe agent de la Vipère, comme notre cousin le craint tant. En fait, ce ne sont pas les rapaces qui manquent dans ma cité. Et puis, qu’y a-t-il vraiment d’insolite, je vous le demande, à la présence si proche de deux prédateurs aussi curieux l’un, diurne oiseau de proie, que l’autre, félin exotique, que ce soit du point de vue de leur présence sous nos latitudes, à cette heure tardive, en cette rude saison ou du fait de l’éthologie de leur espèce respective ? ironisa le duc de Brenne en se rapprochant d’Anatole Luceval de Léovent, qu’alliez-vous donc me confier, mon cousin, avant que nous ne soyons interrompus de si plaisante manière ? »
Ce dernier interrogea Nootka d’un regard inquiet où ne transparaissait aucune trace de concupiscence. Rassuré silencieusement par son fauve gardien, le visiteur méridional consentit enfin à répondre à son cousin.
« Le maître de la maison du Crâne soutient que vous êtes le seul à connaitre suffisamment, et le prince de l’El Sayed, et les accès secrets de son oasis…
— … vous voulez que je dissuade le prince de signer un pacte avec l’Arenberg ?
— Précisément ! Votre personne et le prestige de votre lignage feront que le prince vous prêtera assurément plus de crédit qu’à un simple ambassadeur, fût-il l’émissaire du D.U.C.. Nul autre, en l’espèce, ne peut espérer infléchir mieux que vous, la destinée du Gardemont… par le verbe et l’esprit plutôt qu’avec force et honneur.
— Il faudra bien qu’un jour quelqu’un ose se dresser avec courage contre le D.U.C. !
— Simples humains, nous ne faisons guère le poids face à pareille engeance… Mais rêvons tout de même… Si une créature dotée du pouvoir d’abattre ce tyran venait à éclore, je serais le premier à chevaucher à vos côtés, pour, l’épée à la main sous sa noble autorité, guerroyer, triompher ou périr. Dans l’attente de l’avènement de jour glorieux, sachons rester tapis dans l’ombre et agir toujours avec la plus circonspecte des sagesses. »
Le duc de Brenne fixa silencieusement son cousin avant de tourner les talons en direction de la cheminée du logis. Anatole rejoignit alors la féline Nootka adossée au rebord de la fenêtre, le bras droit croisé en travers de son ventre plat, velouté et ourlé d’un si charmant et si captivant triangle de ténèbres soyeuses.
« J’espère l’avoir convaincu d’interpréter une partition résolument moins suicidaire, susurra Anatole à l’oreille si fine de sa farouche amie. »
La dextre soutenant son coude gauche, Nootka examina, les yeux mi-clos, les étincelantes griffes, aussi redoutablement acérées qu’impeccablement manucurées, de sa sénestre dans un déhanchement des plus sensuellement dédaigneux.
« Joli morceau de flûte que celui que vous venez de lui jouer là, sourit la féline diva.
— Pour l’homme que le son du tambour fait tant vibrer, un petit air de fifre sonne parfois comme l’ultime appel à la raison. »