PROLOGUE
Smoke on the water
Durée de lecture estimée : 22 mn [37 mn à haute voix] – Lisibilité : 31/100
Après plus d’une heure d’errance harassante le long des berges densément boisées du lac de Lossoire, Valancio émergeait, enfin, tant de l’épaisse forêt, qui tapissait les coteaux de la caldéra, que de l’opaque brouillard sulfurique issu de l’Axyrol. La sylve sauvage laissait place ici à de magnifiques futaies délimitant des parcelles jardinées impeccablement alignées au centre desquelles trônaient de charmantes cabanes colorées. L’outro de « Space truckin’ » achevée, Valancio rangea soigneusement son baladeur et ses écouteurs quelque part au fin fond de l’une des poches improbables qui garnissaient son manteau. Ce faisant, il profita des ultimes feux du couchant pour détailler le sombre neck basaltique, hérissé d’habitations fortifiées et d’ouvrages de défense, agrémentés de nombreux mégalocyprès perdurables : vénérables conifères totalement infrangibles, singulièrement coriaces, suprêmement incombustibles et foncièrement indéracinables, arbres-mères du peuplement sylvestre de l’ensemble de la caldéra.
« Il se dégage un je ne sais quoi, l’ex-Dieu du destin huma l’air crépusculaire qui, en dépit du caractère glacialement assainisseur de la bise septentrionale, fleurait toujours aussi “ bon ” le soufre subtilement ammoniaqué… d’assez vicieusement particulier ! Comme un entêtant et pernicieux, quoique fort charmant, parfum de stupre ! Le genre “ succube foutrale tout juste saillie ruisselante de l’Amfhal ”. J’ai hâte de croiser cette douce et volage créature… Évitons toutefois de trop nous disperser ! Certains sursis ne souffrent d’aucun report. Pour autant, ma belle, tu ne perds assurément rien pour attendre ! »
Le dieu galant se remit joyeusement en branle le long d’une des immenses artères qui protégeaient si judicieusement des flammes une cité qui, bien qu’auguste, avait été essentiellement bâtie sur le bois, pour le bois et par le bois. Parvenu aux pieds des imposantes murailles préservant jalousement les vertus de la motte castrale de la convoitise, un rien envieuse, de ses voisins et derrière lesquelles battait le cœur de l’antique capitale du Brenne, il bifurqua radicalement pour longer tranquillement les sombres remparts. Soudain, une gaillarde barbacane se dressa devant ses rutilantes cuissardes qui, avec le concours terriblement intimidant de deux lourdes herses barbelées, d’un pont-levis cuirassé et de trois robustes portes en conifère pétrifié, le tout redoutablement renforcé par les poitrines bardées de fer de deux sentinelles à demi-assoupies, lui interdisait étroitement l’accès au castel.
« Corps de pieds de moi-même ! L’huis est clos, et le guet sur les dents ! se dit-il, dois-je pour autant opter pour une approche aussi basique qu’expéditive et laisser ainsi cette belle cité orpheline tant d’une remarquable pièce d’architecture martiale que de deux de ses plus chers et farouches enfants ? »
N’étant pas du genre à prendre à la légère le respect du patrimoine, la santé des huissiers, voire la quiétude des bourgeois du quartier des « trois échelles », il décida de recourir à une option un poil plus subtile.
« Laissez-passer ! » ordonna-t-il, de la plus impérieuse et tonitruante des intonations. Le guet s’éveilla en sursaut, se portant illico au devant de l’importun. Sans un mot, ce dernier exhiba dans la lueur de la lanterne assermentée et sous le nez des deux vigiles, un parchemin copieusement enluminé, présentant tout un tas comminatoire de sceaux, de rubans et de signatures, aussi officiels que parfaitement contrefaits. Les deux hommes détaillèrent Valancio. Excessivement perturbés par l’étrange accoutrement de l’éminent détenteur de laissez-passer, ils s’entre-regardèrent perplexes, avant de libérer le passage et d’opter, de conserve et à tout hasard, pour un garde-à-vous d’école propre à combler toute grosse légume supérieurement imbue de son autorité. Aussitôt, les préposés aux machines, depuis leurs réduits dissimulés, actionnèrent portes, herses et pont-levis. Adoptant illico l’attitude dite de « l’émissaire secret faussement crétin… quoique », Valancio s’engagea sous la barbacane tout en passant en revue les deux vétérans, sans négliger au passage de leur signifier, fort théâtralement, sa connivence et sa satisfaction. Les poternes du castel derrière lui, il s’enfonça dans le quartier historique de Shokyl, en direction du donjon qui trônait au sommet de la motte ducale. Ce faisant, il se concentra légèrement. Il entreprit d’abord de dénuder la réalité de toute substance pour la réduire au final à un dense treillis de trajectoires. Son intense regard illumina alors la trame primordiale de l’Univers. Il le laissa vagabonder par-delà les limites étriquées du Réel jusqu’à ne percevoir que l’intangible essentiel, à savoir : le Destin.
« Très cher duc, l’homme agissant seul se condamne. Il se croit semblable à quelque fier titan des Nodins qui, habile à manier les charges les plus colossales, s’imagine capable d’ébranler l’Univers par sa seule volonté. Mais pour espérer, ne serait-ce qu’en infléchir l’inexorable cours, encore faut-il pouvoir le secouer sur plusieurs parsecs et, pour cela, être en mesure de fonder de nouvelles alliances. Car seule compte ici la détermination partagée par une multitude coalisée et non la prétention seule ou l’empire chimérique d’un supposé sauveur providentiel. Ton ambition est, certes belle et louable, mais tu ne triompheras pas seul de l’Hydre. Écoute, je t’en conjure, les conseils de l’ami qui chevauche à ta rencontre ! Prends garde à ne pas trop faire montre de ta sublime impétuosité ! Patiente et, bientôt, s’ouvrirons à toi les sommets, d’où, par-delà les nues, tu percevras le Monde, non pas tel qu’il fut, est et sera ou tel que tu le souhaites, mais tel qu’il doit être rêvé. »
Alors qu’il renouait avec la complexité de l’obscène réalité, Valancio se pinça le nez en se fendant d’une horrible moue de dégout. Bien que foncièrement progressistes et assez généreusement dotés d’une âme d’aventurier parmi les plus délicates, les habitants du vénérable cœur de ville n’avaient pour autant guère jugé pertinent, ou utile, et encore moins nécessaire, d’adopter certaines innovations communautaires réputées des plus urbaines, comme au choix : la cuisine à l’huile, les sanitaires, ou, le tout à l’égout. À leur décharge, si elle assainissait méchamment l’air ambiant en les prémunissant radicalement contre toute forme de germe et d’épidémie, l’atmosphère acide, hautement sulfurique et un rien fétide de la caldéra avait comme léger effet secondaire, sur l’ensemble de ses résidants, de ruiner totalement tant leur système olfactif que gustatif, aux grands dams, accessoirement, de toute autre considération touristique ou gastronomique. Aussi Valancio, préféra-t-il mettre d’urgence à la cape et en rideau son odorat si raffiné. Tout en s’enfonçant dans les ruelles étroites du cœur historique de Shokyl, sans omettre toutefois de zigzaguer prudemment entre les diverses déjections qui en jonchaient les pavés luisants, le dieu hirsute entama un rapide inventaire des consciences alentour. Pour autant, l’examen de l’écume des pensées des riverains ne lui prit guère plus qu’une simple fraction de seconde. En dépit de l’abrutissement général, ainsi que de l’épaisse couche de veulerie et de lâcheté ambiante, symptômes, certes affligeants, de tant de vies cadenassées par le poids des habitudes et le joug de l’arbitraire ou de tant d’ambitions et de rêves jugulés par les ignobles dénonciations, les monceaux de lettres de cachet, les avalanches de sceaux, d’humiliations et de supplices, entre autres entraves en tout genre… bref, au mépris de l’innommable misère humaine environnante, Valancio souriait d’un air éminemment satisfait.
« Tiens bon, petite ! Laisse-moi juste le temps de m’entretenir avec une vieille connaissance et promis, j’arrive ! » marmonna-t-il à l’intention de la flammèche chancelante qu’il venait tout juste de déceler parmi les montagnes de fange et les déferlantes d’immondices qui menaçaient à tout instant de la submerger.
Valancio allongea sacrément la foulée tout en hâtant furieusement le pas… Au détour d’une petite placette, il tomba pour ainsi dire nez à groins avec un couple de cochons blottis tout tremblants, l’un contre l’autre. Sans plus d’ambages, il stoppa brutalement, arrachant au passage et au stérile pavage, quelque généreuse gerbe d’étincelles. Aussitôt, il s’inclina bien bas devant ces augustes représentants de l’honorable race porcine. De toute évidence les deux sensibles suidés sentaient rôder au-dessus de leur couenne, l’ombre bienveillante de la section porcine de Mirawen, pour le plus grand préjudice de leur sérénité et, par voie de conséquence, de la qualité du boudin. De fait, et à très courte échéance, les deux compères semblaient promis à finir en saucisses, pâtés et jambons, entre autres savoureuses charcutailles, et ce, qui plus est, au seul réel bénéfice de l’accroissement substantiel de l’insolente fortune d’un affameur notoire. Un coup susceptible de porter sérieusement atteinte à la bonne humeur proverbiale, ainsi qu’à la bonne conscience somme toute éminemment relative, du vénérable dieu du Destin en goguette. Aussi, ouvrit-il sans hésiter l’enclos, avant de contempler réjoui, la fuite éperdue de la petite troupe rose vers une liberté des plus incertaines. Ceci fait, il consulta à nouveau son chronomètre constatant, non sans surprise, qu’il était au final bien moins à la bourre qu’il le craignait confusément. Jugeant, un rien de mauvaise foi, qu’il disposait de tout le temps nécessaire pour assouvir sa soif de nostalgie, il se dirigea vers une bâtisse qui, nichant au fond d’une impasse, servait d’écrin à ce que certains rares initiés considéraient toujours comme la merveille des merveilles.
Ayant rejoint après quelques menues divagations annexes, l’objet d’une quête somme toute éminemment secondaire, il posa son regard sur l’illustre poutre maitresse appartenant au sein d’un entrelacs de bois lasuré, à l’ossature apparente d’un énorme édifice. Cette imputrescible panne sablière soutenait l’encorbellement de la demeure. Elle portait sur toute sa longueur une polychromie sur sculpture devenue fameuse sous l’appellation équivoque de « panne de la gloire ». Le reste du bâtiment, avec son grand pignon avancé, avait jadis servi de poste de commandement à feue la générale Hilda.
« L’âne, motivé par le bras brandissant la carotte, peut vite se retrouver en terrain miné, marmonna l’odieux barbu, toutefois, je me demande s’il est vraiment pertinent… sinon toujours bien prudent, de comparer ma très chère fille à une… bourrique » se ravisa-t-il, tout en rentrant instinctivement la tête entre les épaules.
N’ayant eu à esquiver aucune baffe magistrale, il se détendit quelque peu, avant de détailler le célèbre bout de bois. Au centre de l’œuvre, se devinait, encore, la silhouette d’un chef de guerre, dont quelque vandale semblait s’être acharné postérieurement à travestir grossièrement les traits au point d’effacer tout le charme piquant de celle qui, en son temps, passait tout autant pour une pure splendeur de féminité sensuellement exacerbée que pour une fort pénible et acerbe guerrière puissamment cuirassée. Valancio contempla longuement cette redoutable beauté jaillissant de la brume pour prendre furieusement, par surprise et par-derrière, une masse informe d’immondes créatures tout droit tirées de l’Amfhal. L’Histoire, un poil contrefaite depuis par des survivants jaloux, attribuait, désormais, la gloire de ce remarquable fait d’armes à la renommée, légèrement surfaite, des maitres du Brenne. Un rapide coup d’œil à l’extrémité gauche de la poutre, juste en amont des quatre somptueuses trompettes ailées qui annonçaient l’ultime bataille, laissait entrevoir la mise en bière de la générale victorieuse, bien que tombée au champ d’honneur. L’artiste, dans un souci pour le moins cruel du détail confinant ici à la satire, avait pris soin de mettre bien en évidence la lame obscure toujours plantée dans le cou du cadavre de la belle générale. Si ce signe scélérat, symbole de traîtrise et d’assassinat, avait été, là aussi, grossièrement détourné au profit de la légende dorée de la maison régnante du Brenne, il jetait assurément une ombre funeste sur celle, plus ténébreuse encore, de l’héroïne et de la cause qu’elle prétendait alors servir.
« L’homme a tort de s’enivrer de contes de fées. »
Valancio haussa les épaules avant de remonter prestement l’impasse déserte bordée d’habitations qui, du fait de leur penchant naturel, semblaient humblement lui rendre hommage. Toujours sous le même crachin, acide et glacial, il déserta l’îlot historique pour s’engager sur le pont de Nerval. De sous ses trois arches titanesques, grondaient les flots bouillonnants de l’intimidante Sidonie : tumultueuse cataracte dont les accents graves et mélodieux berçaient constamment le lourd sommeil des riverains. L’impressionnant ouvrage d’art franchi, il s’enfonça en sifflotant dans le ventre du quartier du barbu, réduit étrange, moite et oppressant à partir duquel s’élevait fièrement le logis ducal. Précipitant d’une petite heure l’éclaircie nocturne promise, il dispersa les nues d’un revers de la main. Alors que le ciel se parait d’un magnifique voile de basalte bleuté, infiniment serti d’étoiles, les rues de Shokyl se muèrent en un vaste et inquiétant théâtre d’ombres, parmi lesquelles se dessinait l’immense silhouette lupine d’un chaperon divin à casaque zinzolin et cuissardes carmin.
Parvenu, au terme de tortueux détours, au pied d’une fontaine dominée par la figure d’un bellâtre barbu à la troublante ressemblance avec cézigue, le vagabond chamarré s’accorda une nouvelle halte. Extirpant d’une de ses merveilleuses fouilles un brin de paille autant exotique qu’anachronique, il le porta pensivement à sa lippe, tout en carrant l’une de ses augustes fesses sur la margelle humide. S’il avait arrêté de fumer depuis proprement des lustres, il n’en éprouvait pas moins, de temps en temps et comme en ce moment, la furieuse envie de pétuner une pipe. Aussi, se contenta-t-il de chasser son prurit en mâchouillant avec plus d’ardeur son fétu de graminée, tout en se frottant vigoureusement les mains l’une contre l’autre.
« Ne reste donc pas dans l’ombre, mon ami ! », lança-t-il à la cantonade tout en invitant l’intéressé à prendre place à ses côtés sur la margelle détrempée.
La frêle silhouette d’un humain encagoulé et emmitouflé dans une grande cape de ténèbres se détacha aussitôt des ombres pour venir s’asseoir comme il y était convié.
« Ça fait plaisir de te revoir, assura Valancio en enserrant vigoureusement les épaules du sombre et délicat personnage.
— Plaisir que très modérément partagé ! répondit une voix grave qui détonnait rudement avec le physique passablement fluet censé lui être associé.
— C’est déjà ça ! Pas vrai ? Tu me sembles positivement te porter comme un charme ! J’en déduis que ton business crapuleux est toujours aussi florissant !
— Si ça ne vous fait rien, pourriez-vous, je vous prie, en venir directement aux raisons qui me valent cette si subite convocation ? trancha l’encagoulé mal embouché.
— Je monte une nouvelle équipe !
— Ainsi, ça vous reprend ! L’infortune avec laquelle vous affligeâtes jadis, non sans une cruauté consommée, les membres de la première bande, ne vous suffit donc pas ?
Valancio éluda la question d’un sourire aussi béat que rayonnant.
— Comme tu as eu la joie, l’honneur et le privilège de vivre la précédente épopée, je me suis dit que tu serais naturellement partant pour remettre ça.
— Pas vraiment non !
— Dois-je te rappeler l’impérieuse et dogmatique lettre de certaines saintes Écritures ? »
Son interlocuteur se murant dans le silence, la main calleuse de Valancio se fit dramatiquement plus pesante sur l’épaule de son ami.
— Qui ne dit mot consent ! Bien ! Voilà donc une affaire rondement menée. Tu viens ? lança joyeusement Valancio en levant promptement son cul de la margelle. Allons nous occuper de notre petite Edwige ! »
Résignée et un rien abattue, la créature à la stature si adolescence, fixa pensivement l’ex-dieu des Dieux. Après avoir longuement soupesé le pour et… le pour, il soupira profondément avant de se dresser finalement sur ses maigres jambes.