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PROLOGUE

Le roi des Voleurs

Durée de lecture estimée : 10 mn [17 mn à haute voix] – Lisibilité : 33/100

En équilibre sur les vestiges d’un balcon suspendu à l’arrière-terrasse du Donna Prima, Hylda contemplait la forêt de tuyères, de tourne-vents et de pavillons qui exhalaient leurs acres panaches de fumée au-dessus des toits des très bas quartiers de Rocameda. Invités à vider leur sublime lieu d’aisance, les convives repus et grisés commencèrent à se disperser dans un joyeux brouhaha. La goule aux cheveux charbonneux profita de ce léger désordre pour prendre fugitivement appui sur le garde-fou et bondir par-dessus le parapet. Ombre parmi les ombres, accroupie au milieu d’un somptueux massif d’immortelles, la brune masquée se faufila en silence jusqu’au mur d’enceinte qui délimitait, tout à la fois, le domaine ducal et le restaurant. En trois appuis, un jeté et un rétablissement, l’acrobate bascula de l’autre côté du muret non sans avoir, une dernière fois, honoré d’un regard acerbe l’éminente coterie. Se laissant lentement glisser le long de la haute paroi, elle se réceptionna en souplesse sur le pavé trop poli d’une traboule négligée qui débouchait sur une succession de marches d’escalier follement usées et méchamment casse-gueule. Couvée par la nitescence argentée de la pleine lune d’Ilrish, Hylda dévala en trombe, les fourbes gradins, brouillant irrémédiablement au passage le pénible reflet que les flaques laissées par la pluie sur la chaussée de la venelle oubliée s’acharnaient à lui renvoyer. Parvenue à l’orée de la ville basse, elle manqua de buter sur un pauvre hère qui n’avait assurément que la faim et la vermine pour uniques compagnes ; la souffrance, l’aumône et la rapine pour seule liberté ; le couteau, la vérole ou le gibet comme fatidique horizon.

« Avec tout l’or dépensé ce soir à l’une ou l’autre des tables du Donna Prima, il y a de quoi nourrir une année durant tout ce maudit quartier, songea-t-elle.

— Ce sont là des affaires vulgaires et bassement humaines ! pontifia la part la moins humaine de sa conscience, il n’appartient pas aux Dieux de soulager les Hommes des devoirs et des obligations qui leur échoient. C’est à eux et à eux seuls qu’il revient de redresser les torts que leurs aveuglements engendrent ! »

Ainsi drapée d’un voile opaque de magnificence dédaigneuse, Hylda se ferma hermétiquement à l’absolue détresse qui, de toute part, l’environnait, poursuivant en toute quiétude sa déambulation chaotique en direction du port fluvial et de ses richesses sous clefs. Au détour d’une ruelle, elle déboucha sur une placette où, en dépit de l’heure tardive, régnait une vive animation des plus curieuses. Elle s’accorda une courte pause, le temps d’observer une horde de gamins loqueteux engagés dans une furieuse partie de « chat perché ». L’un d’eux remarqua bientôt sa présence masquée. Aussitôt, la bande dépenaillée interrompit ses ébats pour se ruer à l’assaut de la spectatrice isolée. Cernée, acculée et bousculée de toute part, des grappes de petits chenapans suspendues à ses basques, Hylda perçut le danger imminant qui, ardemment, menaçait sa bourse. Concentrée sur le salut de son sac en daim, ce n’est que trop tard qu’elle prit conscience de la main experte en passe de décrocher le précieux sésame suspendu à son cou. Son sombre forfait prestement accompli, la bande de garnements se disloqua illico, plantant au milieu de la place soudain désertée la Déesse furieuse des dindes et des farces en tous genres. Parmi la volée de moineaux, la goule outragée jeta d’instinct son dévolu sur une silhouette incroyablement leste et véloce, qui, de manière résolument absurde, s’apprêtait, sans prévention, sans ralentir, et sans appui, à se jeter dans le vide par-dessus le garde-fou.

« Hé toi, rends-moi ça ! »

Sans vétiller et spéculer plus avant, elle se lança à ses trousses, intimement certaine de tenir là son voleur. Parvenue aux abords du garde-corps, Hylda s’arrêta un instant, histoire d’évaluer la situation. Depuis le plateau où elle se tenait, les coteaux maçonnés formaient un dévers ouvert, plus de dix verges en contrebas, sur les toits des bâtisses occupant la plateforme inférieure. Apercevant fugitivement l’ombre du malfrat s’évanouir derrière un faitage, elle s’élança dans le vide. Cinq bonnes toises plus bas, elle atterrit lourdement sur un semblant de terrasse, encaissant le choc d’une roulade sur l’épaule. Sans transition, elle glissa le long d’une croupe passablement cambrée avant de franchir l’espace libre d’un patio d’un long saut de bras amorti de la jambe gauche. Un rétablissement plus tard, Hylda escaladait une tourelle, du haut de laquelle elle put à nouveau aviser la silhouette fuyante du pickpocket présumé. Elle déboula sommairement de son éminence pour, sans autre forme de chichis, se jeter vertement dans le vide. Si ses bottes mirent un temps dramatiquement long avant d’entrer fermement en contact avec le sol, Hylda ne ressentit pour autant ni gène ni douleur susceptible de trahir de quelque manière que ce fut, l’invraisemblable difficulté et le péril avéré de l’acrobatie exécutée. Une fois atterri, elle marqua toutefois le coup, en relevant théâtralement la tête, regard vissé sur l’échine du fuyard, accroupie sur sa jambe droite, jambe gauche tendue sur le côté, bout des doigts de la main gauche posés au sol et bras droit élégamment lancé vers l’arrière. À la suite de quoi, elle se rua à la poursuite éperdue de sa proie. Loin d’être déserte, la rue principale du quartier abritait la faune bigarrée propre aux marchés de nuit composée pour l’essentiel de bonimenteurs, de revendeurs, de baroudeurs, de badauds, d’escrocs et de ribauds en tous genres. Après quelques esquives aussi polies que fastidieusement contingentes, Hylda se résolut à foncer dans le tas au plus grand dam des infortunés carambolés, mais pour le plus grand profit des barbiers, rebouteux, plombeuses de chausses et « linimenteuses » virtuoses entre autres thérapeutes indigènes pas trop distingués. Traçant dans la foule agglutinée un sillage explosif de denrées avariées, de cris indignés, de marchandises dépareillées, d’éventaires éventrés, de gueulades effarouchées et de corps rudement contusionnés, elle commençait à gagner du terrain sur le petit voleur traqué. Se remémorant l’antique topologie du quartier qu’elle traversait, à une allure somme toute fort déraisonnable, elle vira brutalement à tribord toute, en prenant appui sans scrupule et sans ralentir sur le mur opposé de la ruelle orthogonale, envoyant valdinguer au passage, dans une éruption outrageusement criarde de frous-frous et de dentelles atrocement dépenaillées, les vénus dudit carrefour qui y guettaient langoureusement le chaland. Après avoir effacé prestement un large pan de la venelle en pente, la silhouette sombre de la goule déserta cette dernière en engageant à sénestre un vif « passement du voleur » par-dessus une banale rambarde ajourée ouverte sur une fort abrupte dénivellation. Elle se réceptionna trois bonnes verges en contrebas, à une poignée de perches du fuyard. Surpris de voir le danger si soudainement proche de ses délicates fesses, l’individu profita du dénivelé favorable pour arquer le dos et accélérer de plus belle, de manière à placer une carriole rétive entre la goule masquée et ses tendres abattis. Las, cette dernière effaça l’obstacle effarouché avec une folle aisance d’un éclatant saut de chat inversé. Pressée par la virtuosité funambulesque de sa poursuivante, la frêle silhouette pourchassée vira brutalement à bâbord, se risquant dans une longue glissade périlleuse le long d’un fort méchant dévers pour s’engouffrer dans un dense réseau de venelles aussi odieusement escarpé que sévèrement inextricable. Hylda opta pour sa part pour un prodigieux saut de détente qui lui permit d’agripper les ferronneries sommaires d’un balcon sur lequel elle se hissa avec adresse et force élégance. À l’issue d’un époustouflant jeté, elle grippa d’une seule main la planche d’égout délimitant la toiture de la bâtisse. Un rétablissement et un point de situation dominant plus tard, elle reprenait sa course effrénée dans une pluie éclatante de tuilettes et de tuileaux, coiffant carrément le dos de sa cible, relativement insensible du haut des crêtes faitières, à ses diverses basses manœuvres d’évasions. Le brigand abandonna le couvert sommaire des traboules, pour se lancer dans la traversée oblique d’une placette déserte, pavée et rectangulaire. Hylda, à sa suite, prit son envol, le corps en planche horizontale, les bras largement écartelés jusqu’à former une somptueuse croix vivante. En amorçant sa descente, et ce, après un temps de suspension proprement effarant, elle ramena ses jambes sous elle, légèrement vers l’avant. Elle amortit son atterrissage d’une élégante roulade avant, enchainée par un bond félinement surhumain.

« Je te tiens ! »

La dextre d’Hylda venait prodigieusement d’agripper la veste du chenapan. Le gredin, toutefois, avait déjà providentiellement déserté la guenille en question. 

« Flûte ! » s’écria la goule avant de s’écraser vertement sur le pavé alors que le coquin s’éclipsait à fond de train dans une nouvelle ruelle.

Quelques vives et fort incisives exclamations plus tard, Hylda lui emboitait vigoureusement le pas. La venelle s’avéra constituer un cul-de-sac catégoriquement obturé.

« Ah, ah ! tu es fait, mon lapin ! »

Sans même un regard pour sa poursuivante, ledit rongeur des villes escalada le mur censé lui interdire le passage avec une facilité confondante et une célérité proprement surnaturelle. Du sommet du rempart, à califourchon sur la corniche, le chenapan s’accorda un court répit, le temps de gratifier son hideuse victime d’un joli pied de nez assorti d’un sourire des plus narquois. Après quoi, il bascula dans le néant. Faute de prises évidentes, Hylda opta pour une ascension mesurée. À l’issue d’un remarquable enchainement de mouvements techniques, elle sortait avec brio de la voie pour s’atteler sans même reprendre son souffle, à la localisation, du haut de l’altière courtine, de son maudit passe-muraille. Si une placette étroite se profilait à l’horizon, nulle trace du coquin n’était perceptible de son point de vue élevé. Après avoir rejoint l’endroit, elle constata, avec amertume et comme redouté, que l’espace ouvert comportait de trop nombreuses issues. Une forte odeur de farine et de levain, un rien brulé, trahissait la présence toute proche d’une boulangerie. Elle remarqua un mendiant accroupi sur le pas de la porte close de l’établissement dans l’attente de l’ouverture, et ce, en dépit de l’heure précoce. L’individu était petit et filiforme. Outre sa stature d’adolescent mal nourri, rien chez lui ne parvenait véritablement à imprimer la mémoire. À des traits singulièrement communs s’associait un visage sans âge, pouvant tout autant appartenir à quelque frais jouvenceau qu’au moins chenu des grisons.

« Homme ! Le bonsoir ! l’interpella-t-elle, n’auriez-vous point aperçu à l’instant quelque mioche chapardeur ! Il a surgi d’ici, et je cherche l’endroit par où il s’est aussitôt esquivé de la place ? » s’enquit l’orgueilleuse divinité couvant sous la mince pellicule de lave solidifiée qui lui tenait lieu d’épiderme.

Le capon adossé à la devanture leva un coin de visage, pour, d’un œil vif, détailler la noble travestie étrangement masquée. Sans un mot il se contenta de tendre la main.

« Hélas, mon ami ! Je n’ai pour l’heure rien d’autre à offrir qu’un simple prénom qui de plus, je le crains, manquera assurément à me définir de quelque manière que ce soit.

— Donnez toujours… Sait-on jamais que je parvienne à me faire ne serait-ce qu’une vague idée de votre intrigante personne.

— Hylda, pour vous servir !

— Quatre pets de Mouche ! Ainsi, vous seriez à la poursuite d’une ombre aussi rapide que le vent ?

— Tout à fait ! L’auriez-vous donc aperçu ?

— Le narquois s’est malheureusement… Évaporé ! Là ! Juste devant mes yeux. Mais, si ça peut vous consoler, vous n’aviez pas la moindre chance de l’attraper ! Surtout dans ce dédale de rues.

— Un narquois, dites-vous ?

— Narquois, estropiés, capons, catins… À chacun, chacune selon son emploi, son talent ou son handicap… Peu importe qu’il soit réel ou contrefait, chaque larron appartient à la confrérie qui lui confère son statut et son rang à la cour du roi des voleurs.

— Vous semblez vous-même bien au fait des us et protocoles en vigueur à la Cour des Miracles.

— C’est que, voyez-vous, il y a fort longtemps que j’écume l’infect sanctuaire de Rocameda. »

Hylda dévisagea longuement son interlocuteur avant de reporter son attention en direction du toit de l’immense hôtel à pan de bois qui se dressait à l’un des angles principaux de la placette.

« Sans paraitre vouloir m’immiscer dans vos affaires, si vous comptez séjourner en ville, il serait plus prudent de renoncer à dissimuler votre visage derrière ce masque. C’est un signe trop distinctif, qui risque vite de faire de vous, une cible bien facile à identifier.

— J’en suis bien consciente. Toutefois, je vous assure qu’en m’aventurant à visage découvert dans les ruelles, parmi le bon et le mauvais peuple de Rocameda, je risque certainement de m’attirer bien plus d’ennuis que vous semblez le redouter. Je vous remercie cependant de votre singulière sollicitude… D’ailleurs, j’oserais affirmer que votre très charitable personne et vos conseils avisés ne sont pas sans, quelque peu, aiguiser ma curiosité… Je gagerais même que notre rencontre était, pour ainsi dire, aussi peu fortuite que… le vol dont je fus victime… Comme si quelque foutue force transcendantale avait œuvré dans l’ombre à ce que nos trajectoires interfèrent.

— Si vous le dites…

— Oh, croyez-moi ! Je suis bien placée pour savoir, combien le Destin, avec son air… de ne pas y toucher, excelle à conduire son petit monde par le bout du nez… Que ce soit à son triomphe comme à sa perte !

— …

— Dans le rayon des “ coïncidences cruellement heureuses ”, jugez plutôt : non contente d’avoir été contrainte de courser en ville le plus insaisissable des voleurs, voilà que je fais opportunément l’aimable connaissance du plus courtois des quêteux, et ce, à une heure indécente, pile-poil devant cette grande bâtisse !

— Je ne vois pas ce que ce taudis peut bien avoir de particulier.

— Il se trouve, que par le passé, à mon retour d’El Sayed, tout auréolée de mon titre de Fushka, j’en fis, un temps mon repère puis mon temple… Cela dit, Hylda esquissa un geste impérieux suggérant son désir éminent de mettre un terme à leur conversation… Proprement charmée d’avoir fait votre connaissance, messire. Nous aurons, j’imagine, le plaisir de nous recroiser.

— Qui sait ? » marmonna le mendiant, alors que l’altière élégante masquée prenait abruptement congé pour s’approcher de l’immense façade passablement décrépie.

Tout en fixant l’un des pignons à redans qui en surplombaient le frontispice, elle se revoyait courant le long des faitières, glissant acrobatiquement sur ces toits d’ardoises pentus, pareille à quelque furtive funambule s’éclipsant de quelque rendez-vous galant. Délaissant l’entrée principale, elle contourna l’antique hôtel de plaisir de haute volée qui, désormais, n’était guère plus qu’une sordide maison qui n’avait de close que le nom. Une fois sur le perron conduisant à l’entrée dite « des accroche-cœurs », elle hésita longuement, cherchant des yeux la discrète lucarne d’où une merveilleuse et fort envoûtante jeune fushka, guettait jadis, les preux et les chalands, venus très clandestinement la visiter en quête de l’une ou l’autre de ses voluptueuses faveurs. Elle prit une profonde inspiration et poussa les deux lourds battants qui condamnaient sommairement « l’entrée des artistes ». L’indicible puanteur, que l’antique taudis lui exhala alors au « visage », manqua de la dissuader de pénétrer plus avant dans les vestiges de l’antre qui avait été le théâtre complice des très lascifs exploits qui avaient émaillé son si glorieux passé de courtisane.

« CuldePet à BarbudoVéner ! Votre fille vient de franchir le seuil de son ancienne tanière, je répète : CuldePet à… » lança spirituellement à la cantonade Quatre Pets de Mouche.

Tout en gambadant le long d’une jolie sente cheminant secrètement au cœur d’un dense sous-bois de fougères arborescentes, le nûment interpellé replaça ses écouteurs sur ses oreilles et sourit.

« Bien, bien, bien !… Il ne nous reste plus qu’à lui souhaiter une prompte et salutaire prise de conscience ! »