PROLOGUE
En Quête de SOI-MÊME
Durée de lecture estimée : 25 mn [42 mn à haute voix] – Lisibilité : 36/100
Le cœur de la forêt de Gingerse formait la plus auguste communauté végétale de tout le Gardemont. Cette vaste chênaie prospérait à l’abri de la rapacité destructive des races humaines, sous l’égide d’un interdit D.U.C.al absolu, étayé de manière plus que dissuasive par quelques tabous ultimes et la vigilance radicale d’un bataillon de gardes exterminateurs. Sous ces couverts, tant végétaux que capitaux, les ruines de la nécropole royale d’Anshyl poursuivaient, depuis deux siècles, leur lente et inexorable désagrégation en sable allogène.
Soudain, un puissant rayon de lumière parvint à pourfendre la cuirasse végétale. Ses mille feux frappèrent ces vestiges recouverts de mousses grasses, au pied desquels s’étalaient d’épais tapis de fougères et d’humus, parsemés de feuilles mortes et de glands. Pareil à quelque doigt de vie, ce rai flamboyant fourragea, impénitent, entre les hautes herbes et les graves sépultures, sondant les hypogées dévoilés et les caveaux éventrés pour se fixer sur une dalle funèbre de marbre immaculé. La chaude lumière s’attarda tendrement sur le frigide calcaire jusqu’à ce que, des entrailles d’Ilrish, montât un terrible vrombissement. Bientôt, le sourd grondement de terre se mua en un intense tremblement qui secoua en tous sens la crypte et ses environs, hâtant au passage, çà et là, la déconfiture de quelques blocs de maçonnerie particulièrement altérés. Dans un fracas digne d’un tonnerre divin, la pierre tumulaire immaculée se fendit brutalement. Alors que la pétrifiante vibration s’estompait déjà, la tombe brisée exhala comme un mince souffle vaporeux. Il s’agissait, en fait, moins d’une haleine, passablement morbide et pestilentielle, qu’un condensat de non-rêve diffus qui, en se projetant dans le Réel, se précipita en quelque inquiétant spectre ectoplasmique. L’ombre nébuleuse aux subtils reflets grisés flotta mollement au-dessus de son tombeau. Après un interminable moment d’hésitation, l’âme en peine se résigna enfin à invoquer tout ce dont elle disposait sur l’instant de volonté, de personnalité et de souvenir, dessinant au passage une silhouette immatérielle parmi les plus terriblement funestes. Avec une terrifiante lenteur, le Kamorhan inclina son chef en direction du marbre laiteux veiné d’azur qui, jusque-là, scellait son tombeau. Las, la roche lisse et polie paraissait être demeurée résolument vierge de toute inscription. L’être sans visage replongea pesamment dans l’indécision, avant de se tourner, toujours avec la même intimidante lenteur, vers le plafond, la voute et les restes d’une mosaïque qui se laissaient encore deviner. Tandis que la lueur céleste désertait ces les lieux oubliés de tous désormais, ou presque, le spectre profita de sa perception étendue pour détailler les vestiges du tableau dressé jadis au travers d’une remarquable marqueterie de tesselles multicolores. Les actions d’éclat du sombre souverain qui y étaient relatées évoquèrent en creux à la créature immatérielle quelques réminiscences de son antique, ultime et glorieuse incarnation ; autant de souvenirs, assurément illustres et mythiques, qui ne manquèrent nullement, toutefois, de précipiter à nouveau le plus mort que vif dans un gouffre de perplexité proprement abyssal.
« Agir !, songea-t-il… Pour quoi ?… Pour qui ?… À quelle fin ?… Au nom de quel instinct ?… Au nom de quel principe… de quel Dogme ?… Désirer ! Vouloir ! Agir !… Désirer vouloir agir ?… À quoi bon ?
— Spectre, tu es, et, fléau pour les vivants, à jamais, tu demeuras. Tel est ton Saint-Office Vengeur, tenta mollement de lui instiller son essence, va là où le vent glacé te porte ! Frappe sans pitié ni discernement tout ce qui ose avilir, par son existence obscène, la terre stérile, réceptacle béni de l’Ultime Repos. Que ta désespérance infinie se commue en rage destructrice ! Par la hantise, irradie le Réel de pure terreur ! Harcèle-le sans répit jusqu’à ce qu’enfin, il abdique et se soumette à la seule éminente volonté de la Mort.
— “ L’ivresse ineffable des châtiments expiatoires ”, en somme ! Eh bien, très peu pour moi ! Je laisse volontiers l’élation narcissique de cette félicité à tout autre funeste et zélé serviteur que moi », répliqua intérieurement, et non sans quelque ironie des moins communes chez ce genre d’engeance, une part proprement non négligeable de son être conscient. Sa partie la plus matérielle se contenta, pour sa part, de souligner sa saillie spirituelle d’un semblant de haussement « d’épaules » ponctué par l’esquisse, tout aussi piteuse, d’un soupir d’abattement chimérique.
« Mais que suis-je donc venue foutre au milieu de ces putains de ruines ? » s’agaça, avec une verdeur toute féminine, « la Kamorhan ».
De fait, aucun fanal, indice ou preuve, entre autres marques plus ou moins évidentes de complaisance humaine ou divine, n’était là pour lui indiquer un début de piste ou une quelconque direction à suivre. Aussi, l’idée de retourner se coucher dans son tombeau, en quête d’une torpeur éternelle dépourvue de tout émoi, de toute pensée et de tout rêve, s’insinua-t-elle dans son esprit avec une insistance croissant à mesure que son soi se trouvait terriblement confronté à une forme particulièrement tangible de néant. Soudain, sa conscience apathique fut assaillie par le flot étourdissant d’images issu d’un passé tant révolu qu’éminemment prestigieux.
Ce fut d’abord la vision d’une tour miroitante, transparente et vertigineuse dominant sans fin un azur onirique parsemé de nuages improbables, allant d’immaculés et bonhommes cumulus assez licencieusement paréidoliques, aux ténébreux et menaçants cumulo-nimbus les plus inquiétants, en passant par de carmins cirrus auroraux riches en promesses sensuelles ou d’utopiques stratocirroaltocumulus noctulescents à tendance foutrement iridescentes. Vinrent ensuite, les deux portes scintillantes ; troublants passages surimaginaires, aussi désirables que repoussants, aussi charmeurs que terrifiants, et dont la garde éminente lui était échue depuis l’aube des temps.
Apparurent, enfin, trois humanoïdes bizarroïdes : l’un hirsute, furieusement agité du bocal, à l’aspect carrément simiesque ; le second, totalement apathique et dégingandé, à l’allure passablement délavée et dont le crâne était atrocement pourfendu, de part en part, par une tête de lance étincelante. Le tiers immaculé chevalier, monstre de sagesse, de libéralité, de fidélité et de courage. Deux des compères trinquaient, pour ainsi dire gaiement, à sa santé. Un spectacle troublant, à plus d’un titre, qui réchauffa curieusement le cœur immanent du revenant.
Ce faisant, l’ombre s’était insinuée dans les failles qui éventraient la crypte, s’élevant inconsciemment dans le sillage ténu laissé par la chaude lumière solaire. Lorsqu’il émergea de sa rêverie mémorielle, le spectre flottait librement à la surface, dérivant, au gré de la bise hivernale, entre les vestiges de la cité perdue, semant involontairement alentour la terreur et la mort parmi les vivants du règne animal qui venaient à croiser son effroyable errance. Bientôt, la terrible créature franchit les ruines de l’enceinte de la nécropole royale. Aussitôt, elle sentit, à nouveau posé sur son cou spectral, le fil amer de la lame noire de l’Anghur félon qui l’avait assassiné. En un éclair aveuglant de sourde douleur, elle éprouva tour à tour : l’atroce et langoureux baiser de la lame maudite sur sa tendre gorge, le goût doucereux du sang envahir sa bouche, la brûlure des fluides intimes inonder soudain ses seins, son ventre et ses cuisses, le linceul de glace lugubre engourdir peu à peu son corps, les ténèbres épaisses engloutir son regard, l’horreur, la souffrance et le désespoir submerger son âme… Autant de sensations fantômes qui brutalement l’assaillirent, en même temps qu’elle prenait conscience de l’effroyable pouvoir qui était, désormais, le sien. De fait, tel un doigt de mort, tout ce qui, vivant, entrait en contact avec son ombre létale se décomposait instantanément en cendres, libérant concomitamment une évanescence grise, aussitôt absorbée par le Kamorhan au profit d’une matérialité de plus en plus prégnante. Ainsi, le spectre odieux, se vit-il bientôt doté d’un magnifique regard d’un vert émeraude, quasi phosphorescent, assorti de la conscience d’un nom qu’elle s’empressa d’amender en : Hylda.
Une fine bruine enveloppait les sous-bois. Le mort-vivant, aux yeux pareils à un chef-d’œuvre, se réfugia machinalement sous le couvert des chênes gardiens, éradiquant au passage tout ce que ses parages immédiats comptaient d’êtres vivants. Ce faisant, le Kamorhan se souvint avoir été incarné dans ce Réel sous les traits d’une dame à la puissance et aux charmes rayonnants. Une irrésistible, et fort indomptable, séductrice dont la beauté irréelle fit irrémédiablement tourner la tête à une multitude de femmes et d’hommes. De fait, il demeurait difficile de répertorier l’ensemble des princes et des consorts, de tous genres et de toutes races, qu’elle avait mené à l’extase, au péril, à la gloire ou à la perdition, que ce fût par maîtrise, par passion ou par convoitise, par les sens ou par le bout… du nez. Au cours de cette errance homicide, au détour d’une mare que la pâle lueur d’une lune pleine et hivernale avait rendue terriblement indiscrète, le spectre croisa son reflet. La hideur qu’elle y découvrit lui sembla à la mesure de sa splendeur passée. Privée de bouche toutefois, elle se trouva fort contrariée de ne point pouvoir exprimer toute l’horreur et la frustration rageuse qui la taraudaient. Déconvenue d’autant plus cruelle pour celle qui se souvenait désormais d’avoir tant excellé dans l’art oratoire, le chant et les joutes verbales, entre autres exercices oraux banals ou prodiges, doux ou acerbes, triviaux ou sublimes, prudes ou voluptueux… Tour à tour, et tout à la fois, redoutée, jalousée, admirée et convoitée, notamment pour sa beauté, son esprit, la hauteur de son verbe ou la vivacité virtuose de sa langue, Hylda, bien que dotée par essence d’un solide sens de l’humour et d’une nature relativement indulgente, surtout en matière de création artistique, trouvait, pour le coup, qu’en la réduisant de la sorte à l’état d’épouvantable et mutique ectoplasme, le Destin malicieux, une nouvelle fois, poussait assurément le bouchon un peu loin. Singulièrement dépitée, Hylda reprit son errance glissante et dérivante, s’éloignant au final de ces ruines funèbres, témoins oubliés de sa grandeur passée, comme de ses crimes, de ses renoncements et de ses trahisons.
La rage à l’esprit, à défaut de ventre, elle parcourut ainsi quelques lieues, portée par la bise du destin jusqu’à l’orée d’une clairière située en lisière d’une forêt désormais clairsemée. Au centre de la trouée, une modeste chaumière découpait la pénombre ténue. Un couple de corneilles passablement graillantes occupaient impunément le sommet de la cheminée dominant la bâtisse. Le passage d’une Kamorhan, aux instincts prédateurs subitement exacerbés par la présence toute proche d’une source incommensurable d’énergie vitale, les réduisit instantanément au silence éternel. Le gain de matérialité que le spectre en tira ne lui permettait guère de dépasser le stade repoussant d’agrégat putride. Cette fragile corporalité tangible privait, toutefois, l’immonde créature de son invulnérabilité spectrale, en même temps que sa célérité s’en retrouvait considérablement réduite. Avec peine, la créature du plan de la Mort, sommairement réincarnée, s’approcha de la masure rayonnante d’essence vitale. Après avoir longé la frêle enceinte de bois, elle posa délicatement sur le cadre de porte ce qui n’était, somme toute, qu’un moignon cruenté. Ce faisant, elle renoua avec les joies et les périls de l’interaction environnementale, essentiellement du fait de la rencontre cuisante avec tout un essaim de sournoises échardes. Accaparée par l’affliction subite causée par les fourbes épines, elle prit peu à peu, quoique rudement, conscience des indicibles souffrances, tant physiques que psychiques, qui, pour l’essentiel, taraudaient son être imparfait. Sa proto-existence lui apparaissant soudain sous le jour peu amène d’une condamnation perpétuelle au supplice incessant le plus odieux, la monstrueuse créature d’outre-tombe lâcha, non sans surprise, la plus longue, la plus lugubre et glaçante des plaintes que nul être n’avait jamais entendues dans les parages. Elle en profita au passage pour maudire tous ceux et toutes celles qui avaient contribué à la réduire de la sorte à la condition de grotesque monstre errant tout juste échappé du tombeau. Ceci fait, Hylda tenta de reprendre haleine pour laisser échapper aussitôt une longue et pitoyable quinte de toux. Son regard se posa alors sur le membre qui lui servait de main. L’extrémité vaguement palmiforme apparaissait surtout terriblement décharnée et, pour le reste, foncièrement rongée par les vers. Aussi, la jeune goule ne put-elle contenir l’horrible frisson qui manqua de peu de la désarticuler lamentablement ; renforçant au passage l’amère conscience qu’elle avait du délabrement prononcé de sa repoussante enveloppe, plus charnière que véritablement charnelle. Au faîte du désespoir, elle tourna le masque funèbre qui lui tenait lieu de visage vers les cieux injustes qui, d’un épais voile de sombres nues, voilaient déjà sa face odieuse, aux prunelles mirifiques des étoiles étincelantes.
« Maudites soient les puissances, sources de mon malheur ! Puisse ma haine éternelle les poursuivre, jusqu’à ce que ma vengeance soit enfin assouvie ! » se promit-elle.
Aussitôt, une partie occulte d’elle-même, fantôme d’un soi antique partageant son souffle, se révolta contre un projet, qu’elle jugeait aussi vain, inique que puéril. Toutefois, ce vestige de volonté, pour éminent, puissant et impérieux qu’il fût, s’avéra bien impuissant, de prime abord, à infléchir l’irrévocable détermination de sa conscience, à châtier les dieux à l’origine de son tourment. La lente, et atrocement grinçante, ouverture de la porte de la chaumière, interrompit brusquement l’amorce prometteuse de ce fol crêpage de chignons interne. Près de l’âtre stérile se dressait une haute silhouette horriblement chamarrée. L’individu chaussé de rutilantes cuissardes rouges tourna vers la goule un visage charmeur mangé par une barbe grisonnante pour, d’un geste curieusement prévenant, l’inviter à le rejoindre près du foyer éteint.
« Allons !… De grâce, ne vous faites pas prier !… Entrez, donc !… Je vous attendais. »
Hylda demeura interdite. Moins étonnée de l’invitation que de ne pas susciter de terreur et de répulsion chez son aimable hôte. Après avoir longtemps hésité à franchir le seuil de la chaumière, elle finit par accepter l’hospitalité de cet étrange individu, bien décidée, le cas échéant, à entamer son œuvre vengeresse aux frais de l’olibrius.
Valancio détailla la goule visiteuse de pied en cap.
« Hum… Grammaire et syntaxe plus qu’imparfaites… Je m’attendais tout de même à quelque chose de nettement plus abouti… déclara-t-il, tout en laissant la Kamorhan le piller avidement, et sans scrupule aucun, de son inexhaustible énergie divine. Du fait de ce flot divin inopiné, Hylda recouvrit bientôt un semblant d’apparence humaine, jusqu’à récupérer une voix résolument féminine.
« Qui êtes-vous ? furent les premiers mots de l’incarnation.
— Mon visage ne vous rappelle-t-il rien ? Vraiment ?… Je fus, suis et serais le Destin incarné ; la Fortune : tare, plaie et fléau de la Création. Aussi indifféremment qu’impitoyablement, je puis, tout aussi bien, mener tout un chacune à la gloire ou à l’infamie, tout en lui donnant l’illusion suprême de disposer de son libre arbitre. Toutefois, je n’ambitionne plus, désormais, qu’à m’imposer comme humble esthète et modeste chasseur d’Harmonie.
— Je présume qu’avec tout ça, vous disposez au moins d’un nom ?
— Une antique version de vous-même m’a connue sous l’auguste nom de Banur.
— … ?
— Ne vous fatiguez pas ! Ma vénérable trombine ne devrait guère tarder à vous revenir… Il suffit juste que vous repreniez conscience de celle et de ce que vous fûtes… Mais avant cela, laissez-moi insuffler à votre glaise bien imparfaite un peu de la splendeur que vous méritez. »
Valancio enserra au creux de ses mains l’hideux visage décomposé d’Hylda. Figée pareille à une statue, cette dernière fut soudain inondée de puissance divine. L’ex-dieu des Dieux s’attela dès lors à accélérer la repousse des tissus biologiques, à commencer par sa prodigieuse chevelure de jais, avant d’amorcer un processus global de cicatrisation, s’attachant toutefois bien plus aux gros œuvres, ainsi qu’aux plus subtiles retouches et invisibles détails de la figure composant sa fille, qu’aux finitions cosmétiques. Son forfait perpétré, il recula de quelques pas pour admirer le produit de son suprême génie créatif. Devant son divin regard vert émeraude se tenait une jeune femme entièrement vêtue, culottée, gantée et bottée d’ombre, le visage dissimulé sous un masque de théâtre mi-argent mi-ébène rehaussé de perles, armée de cuir par-dessus un chemisier de soie noire assorti à un fort seyant jodhpur des plus moulants.
« On pourra toujours pinailler et me reprocher injustement d’avoir insuffisamment fignolé deux ou trois détails, mais l’essentiel est bel et bien là ! » se félicita, le pseudopréretraité des affaires divines, avec une indulgence coupable qui confinait à la mauvaise foi la plus affligeante. Ceci dit, il libéra Hylda de sa torpeur cérébrale avant de se téléporter en sa compagnie hors les murs de l’humble chaumière.
L’endroit servait d’écrin bucolique au prestigieux Donna Prima : le plus renommé des restaurants de tout le Gardemont et, sans aucun doute, le plus raffiné des lieux d’exercice du pouvoir. Au Donna Prima, on savait recevoir ! Au Donna Prima, on dégustait les vins les plus rares et les mets les plus improbables ! Au Donna Prima, les « heureux » convives, en sus d’une vue exceptionnelle, d’un service impeccable et d’une vaisselle en argent massif, profitaient des attentions plus ou moins bienveillantes d’un hôte éminent, adepte invétéré d’un art terriblement singulier du bien-manger.
« Où nous avez-vous transportés ? s’enquit Hylda tout en s’accroupissant à l’abri des regards derrière les créneaux ruinés d’une petite tour à demi démolie. Depuis son perchoir, “ la plus vive que morte ” observait la faune d’opulents mondains attablés autour desquels virevoltaient, en un ballet enfiévré, un essaim des serveurs empressés.
— À Rocaméda… l’informa Valancio, capitale du très envahissant duché de l’Arenberg. Et plus précisément, dans l’enceinte de l’ancien palais royal, demeure du seigneur de séant : le D.U.C.. Sous vos yeux ébahis s’étalent les prestigieuses tables du Donna Prima auxquelles s’accrochent en grappes obséquieuses les membres les plus corrompus de la très bonne société du Gardemont. »
Jetant un rapide regard autour d’elle, Hylda découvrit, en contrebas de sa position fort dominante, l’immense cité royale avec son fameux port fluvial fortifié et son imposante citadelle marchande. Ces deux édifices rivalisaient en majesté, ainsi qu’en tout un tas d’arguments tous plus dissuasifs et menaçants les uns des autres. Pour le reste, elles avaient été idéalement érigées à la croisée de deux axes majeurs : la Grande Route Commerciale du Nord et le fleuve Frisaë. Hylda tourna la tête pour poser longuement le regard sur l’antique forteresse royale, prestigieuse ruine qui se dressait toujours au sommet de la colline où elle et son étrange acolyte se trouvaient.
« Ce vestige de l’éphémère couronne du Gardemont, précisa le divin zozo, fut édifié par l’arrière-petit-fils d’un brigand qui se rêvait marchand. Fort d’une probité bien singulière, largement compensée au demeurant par un sévère défaut d’honnêteté, l’homme est parvenu à s’acheter une respectabilité des plus redoutables. Aux pieds du palais se condensent toujours tous les pouvoirs, en cercles concentriques, sur d’élégantes terrasses dotées d’épaisses murailles et derrière lesquelles fleurissent les parcs ombragés et les opulentes villas, toutes jouissant d’une vue imprenable sur la ligne azurée des formidables Nodins, ainsi que d’un air vivifiant épuré des miasmes pestilentiels émanant de la vaste ville basse. Notez que ces précieux balcons permettent tout autant à leurs riches allocataires de garder un œil, souvent inquiet et toujours jaloux, tant sur la plèbe que sur la bonne marche de leurs affaires… avec le concours toutefois de puissantes et ruineuses lorgnettes… À leur décharge, et leur éminente charge par ailleurs, les propriétaires de ces nids cossus goutent assez peu de devoir se risquer dans l’un ou l’autre des immondes coupe-gorges composant l’antique cœur de ville… En fait de cœur, il s’agit bien plus justement d’un vaste cloaque constitué d’un entrelacs de ruelles sombres et étroites tapies au fond d’une cuvette insalubre où étouffe la majeure partie de la population… Alors, satisfaite du guide et du topo ? Je ne saurais trop vous conseiller, toutefois, de vous faire une idée par vous-même. Dès que vous en aurez le loisir, n’hésitez pas à aller en arpenter les artères et les venelles, afin de vous imprégner de son atmosphère et de sa subtile… beauté ? »
Instinctivement, Hylda se fondait dans les ombres, tentant par là même d’estomper sa personne du paysage. Lorsqu’il se rendit compte de la chose, le dieu hirsute haussa un sourcil d’une manière éminemment circonflexe.
« Pour votre gouverne, vous êtes présentement sous la protection d’une bulle d’extra-velurs. Il est donc tout à fait inutile de vous dissimuler. Personne ne peut ni nous voir ni nous entendre !… Extra-velurs ! Le mot, le procédé ou le concept ne vous évoquent-ils rien ?
— Non ! répondit Hylda en se relevant en pleine lumière. Pourquoi m’avez-vous menée ici ?
— Parce que je tenais à vous faire découvrir le plus abominablement raffiné des lieux d’exercice du pouvoir… du moins pour ce qui concerne le Gardemont, et selon les critères du D.U.C..
— Le duc ? Quel duc ?
— Pas le duc, mais le D.U.C. ! Prêtez attention au personnel œuvrant au sein de ce prestigieux établissement ! N’y a-t-il rien chez eux, d’étrange ou d’insolite, qui puisse vous fournir quelque indice qu’en à l’identité du taulier ?
— Service irréprochable, fruit d’une vigilance scrupuleuse et d’une agilité en tout point remarquable… Enfin, rien, je présume, que ne puisse justifier la réputation de l’établissement.
— Mais encore ?
— …
— Vous ne discernez vraiment rien quant à leur nature réelle ?
— Non !
— L’endroit ne vous rappelle-t-il rien non plus ?
— Le devrait-il ?
— Jadis, vous fûtes souveraine en ce domaine !
— Souveraine ?
— Souveraine ! Mais c’était, il y a presque trois siècles ! Depuis, les choses ont bien changé… Enfin ! poursuivit-il, à bien y réfléchir, pas tant que cela. Au banquet du lion, les hyènes comme les courtisans se pressent toujours avec la même avidité en quête des miettes du festin, qu’elles fussent de chair putride, d’honneurs indus ou de prébendes iniques.
— Un lion ?
— Hier, un Roi ! Aujourd’hui, un D.U.C. ! Demain, qui sait, quelque ploutocrate ?… Enfin, “ qui sait ? ”, hormis moi, bien sûr ! »
Prise d’un vertige soudain, Hylda se trouva bientôt submergée, à nouveau, par un flot déferlant de sensations poignantes et de réminiscences épiques. Tout en reprenant conscience de son illustre passé, elle fixait, bouche bée, l’olibrius caustique et chamarré qui s’était mis à siroter, bruyamment à la paille, une cordiale bouteille de liqueur de menthe. Lorsqu’il eut achevé de s’humecter les amygdales, l’artiste échevelé émit un long rot sonore et puissamment mentholé. Abasourdie par la fulgurante brutalité des révélations, la brune fit mine de relever le masque qui lui couvrait le visage.
« Si j’étais vous, j’éviterais de me découvrir de la sorte. Tenez ! Jugez par vous-même !
L’apparence de Valancio s’estompa pour laisser place au double illusoire de sa fille réincarnée.
— Mais quelle horreur ! » s’écria Hylda avant de s’empresser de réajuster fiévreusement son masque sur sa face de grande brûlée.
Si l’éclat au naturel de son plus simple appareil laissait atrocement à désirer, sa silhouette gracile pouvait en revanche aisément donner le change à tout anthropophile grand amateur de courbes et de charmes éminemment féminins parmi les plus harmonieusement voluptueux. À condition, toutefois, qu’elle se présentât à l’intéressé à bonne distance, de dos, sous le vent et de préférence enveloppée d’un voile de nues ou de ténèbres, ou à défaut, rigoureusement revêtue de pied en cap, ou bien encore que l’heureux élu appartînt à quelque rare communauté de paraphiles distingués, dont nombre de tricophiles et d’odontophiles parmi les plus radicaux, sans oublier certains nécrophiles particulièrement déviants.
« C’est assurément un bien triste spectacle que ce vil et nauséabond étalage de décadente bassesse, déclara Valancio en reprenant son apparence habituelle.
— C’est délicat !
— Je veux surtout parler de ceux-là en bas ! »
Hylda se pencha acrobatiquement au-dessus du parapet qui délimitait précairement le sommet de la tour. Ce faisant, elle passa en revue la forteresse qui en contrebas défendait le port, ainsi que les ruines du castel qui dominait la Ville. Tout en scrutant d’un œil prodigieusement perçant et martialement expert l’ensemble du dispositif censé assurer la défense de la cité, elle tapotait vivement, de ses ongles d’airain, la maçonnerie sans défense de son fragile accotoir.
« Ce décor m’apparait désormais singulièrement familier… se remémora-t-elle.
— Enfin ! Et avant cela ?
— Avant ?… Je fus… Divine ?
— Divine, comme femme, assurément…
— Déesse, pour être tout à fait juste !… Sin-Zu !
— Incarnée en ces terres avec la ferme intention, de “ remodeler l’Univers ” à l’instar du messie libérateur que tu prétendais personnifier alors…
— Telle fut, en effet, mon ambition…
— Il faut bien admettre, toutefois, que tout ne s’est pas déroulé comme toi et moi le souhaitions initialement !
— … ?
— Pleinement divine parmi les humbles humains, tu ne tardas guère à t’ériger en totale abomination… Moi, ton Père, j’avais espéré qu’une fois dans le réel, tu sois idolâtrée plus pour les valeurs que tu étais susceptible de symboliser, que comme vulgaire avatar de ta puissance éonique. Mais, on a beau vouloir réfréner, chasser ou nier sa divinité, l’exercice fallacieux du pouvoir aidant, elle revient, si l’on n’y prend garde, au triple galop ! Fort opportunément, Doma est intervenu pour mettre un terme à ta vaine imposture… Ce bien triste petit-fils a toujours été dévoré par une ambition des plus maladives… En cela, et d’une certaine manière que je qualifierais d’un rien fâcheuse et dérisoire, il tient assurément de toi… Ce rêveur obsessionnel n’aspire rien de moins qu’à te succéder…
— Grotesque !
— Sans doute, sans doute ! Il n’empêche qu’il ne lui a guère fallu de temps pour déceler la relative faiblesse de ton incarnation, et, la bonne occasion venue, en profiter promptement pour, “ couic ! ”, expurger dramatiquement son encombrante maman de la distribution de notre auguste tragédie céleste… Son forfait fut exécuté en ces lieux, le onze cardina onze cent trente, à dix-huit heures quatre précises, et ce, de manière fort sale et fort exubérante. »
Se remémorant son atroce agonie, Hylda porta sa sénestre à sa gorge, à l’endroit où la lame obscure l’avait jadis marqué de son empreinte fatale.
« Tu vas rire… Quoique… Enfin ! Ironie du sort, c’est ton rejeton matricide qui, non sans outrecuidance, a cru bon de m’informer de ton décès. Par la même occasion, il s’estima fondé de revendiquer ton trône… Cocasse, non ? Je me trouvais alors sur Everest. J’aime bien y passer une quinzaine de jours au printemps. Je me souviens très bien de la date, hélas ! Nous étions en l’an de grâce 1976 de leur “ ère commune ”, tu parles d’une foutue année… Quelle tragédie !
— Je ne vous le fais pas dire…
— … ?
— J’étais assis à la terrasse du “ Précis Opéra ” ! Je regardais, intrigué, une mâle foule à dominante verte, dont les individus arboraient, pour la plupart, des écharpes aux couleurs de l’ASSE… L’AS Saint-Étienne !… Je veux parler ici football ! C’est un peu comme le Cataplane sur Ilrish, mais à onze contre onze avec, au milieu, un ballon rond, et autour, des supporters… Cette bande monochrome d’humains aussi primitifs que sympathiques… Le fameux peuple vert ! En ce temps-là, je commençais déjà à être sévèrement miné par la lassitude et une forme particulièrement mélancolique de vacuité. Leur grand Jean-Paul Sartre vivait encore, et mon style vestimentaire, atrocement classique pour l’époque, ne présentait pas encore cette sophistication glacée qui reflète si harmonieusement ma personnalité. Intrigué, donc, par la jovialité communicative partagée par cette foule, j’avalais d’un trait mon café et refermait mon exemplaire du “ Monde ”, journal dans la lecture duquel, je tentais d’appréhender la volonté de la Créatrice sous l’irrésistible résurgence de pulsions résolument autodestructives. Je me mêlais à cette multitude joyeuse, composée de milliers de fous furieux qui manifestaient leur exaltation béate et débordante en se répandant anarchiquement dans les rues d’une des plus fameuses villes d’Everest, au détriment absolu d’un sacré paquet de règles sociales et de l’ordre public, n’hésitant pas au besoin à secouer vigoureusement, avec un enthousiasme incontrôlable, de petits véhicules dont les conducteurs ballotés en tout sens semblaient tout à la fois hilares et inquiets. Et tout ça, pour célébrer une défaite ! Une putain de défaite ! Le jour même où, sur Ilrish, tu mordais piteusement la poussière. Sauf que leur défaite à eux était aussi glorieuse que la tienne méprisable. Et le comble, c’est que ces humbles et sublimes humains ne faisaient que rêver. À l’unisson et bien que de manière infantile, ils communiaient dans la joie simple d’être ensemble. Ils célébraient la solidarité et le dépassement de soi qui rendaient enfin imaginable ce qui jusque là constituait un dessein inatteignable. Depuis, en souvenir de ces instants, je garde sur moi précieusement un autographe de “ l’Ange Vert ”. Ce jour-là, vois-tu ? Alors que je me croyais infiniment mieux armé et pertinent que ces onze types en short et en crampons, j’ai été frappé par une simple question. Une simple putain de question à la noix : qu’ai-je donc fait de mieux, personnellement, qu’Hervé Révelli en quelques milliards d’années ? Ai-je été foutu de donner autant de bonheur à autant d’individus que lui ? Enfin, aurais-je été capable de marquer ce fichu but en finale de la Coupe ?… Je sais ce que tu vas me dire… N’empêche que depuis, j’aime l’humain, j’aime le sport, sa “ glorieuse incertitude ” et… la musique. »
Il entrouvrit sa redingote mauve pour dévoiler un bout du maillot vert « Manufrance » qu’il portait désormais comme une seconde peau.
« Allez, les verts ! Nom de moi-même ! Quelle épopée ce fut ! Si tu avais accompli sur Ilrish, ne serait-ce que le dixième de leur exploit et suscité que le quart de l’espoir qu’ils ont soulevé, j’aurais été tellement fier… Au lieu de cela, tu as gâché six ans de ta pseudo-humanité, en même temps que tu as déçu toutes les attentes de celles et ceux qui avaient eu le tort de croire en toi, à te pavaner avec morgue, à forniquer dans tous les coins, à assouvir tous tes désirs et à guerroyer à tout bout de champ, n’économisant ni la souffrance ni le sang, au seul piètre profit d’une gloriole cruelle, inane et fugitive. »
« J’entends, Père ! encaissa Hylda gravement, mais, mon Seigneur, qu’attendez-vous de moi au juste ?
— Juste que tu te conduises enfin en capitaine et que tu accomplisses au service de l’humanité des hauts faits dignes de l’épopée de l’équipe de Saint-Étienne en coupe des Champions ! »
Le barbu chamarré devint subitement aussi grave qu’atrocement sérieux. Il s’approcha de l’emplacement supposé d’une des oreilles d’Hylda.
« L’AS Saint-Étienne ne rejouera jamais sa finale perdue à Glasgow. Sache donc te montrer enfin digne de l’incroyable opportunité qui t’est offerte ! souffla-t-il avant de réafficher son sourire le plus niais.
— Ordonnez, et votre très humble, et toujours dévouée, déesse tutélaire s’exécutera !
— Houlà ! Ne sois pas si prompte en besogne. Il est auparavant nécessaire que je te précise deux ou trois petites choses… D’abord, je ne suis plus vraiment le dieu des dieux. À ce titre, tu n’es donc plus formellement tenue de m’obéir. D’autant que tu n’es plus, toi-même, tout à fait la déesse tutélaire que, jadis, tu t’enorgueillissais d’être.
— Que me faut-il accomplir pour récupérer ma pleine puissance et mon trône ?
— Libre à toi de faire comme bon te semblera. Néanmoins, si j’étais à ta place, et dans la mesure où tu comptes toujours “ remodeler l’Univers ”, je me garderais bien d’accomplir quoique ce soit qui puisse contribuer à ressusciter parfaitement l’antique Sin-Zu.
— Mais, Père…
— Attache-toi plutôt à demeurer le plus possible telle que tu es désormais… plus simple humaine qu’auguste, jalouse, terrible et fantasmatique divinité, résolument moins accessible et sensible que foncièrement impénétrable !
— Père ! »
Valancio avait un peu perdu l’habitude de se prendre au sérieux. Toutefois, l’espace d’un instant, il renfila la défroque sévère et solennelle du grand manitou, colossal légume et « numéro uno » qu’il avait jadis incarné avec une si terrible rigueur.
« Être mortel n’a jamais empêché quiconque d’accomplir de formidables exploits ! Pas plus que la perspective d’un trépas prématuré, déchirant, cruel ou éprouvant, entre autres pitoyables épithètes, n’a constitué de frein véritable aux ambitions les plus démesurées ! Aussi, je ne vois pas pourquoi, ton excès d’humanité devrait t’interdire de mener à bien ce que tu t’étais promis de réaliser… En outre, je compte plus que jamais sur toi pour contrecarrer les plans cataclysmiques ourdis par Banur le Jeune.
— Banur le Jeune ? Vous avez délégué vos pouvoirs et prérogatives célestes à un remplaçant ?
— Pas tout à fait, même si j’espère bien pouvoir un jour prochain échapper complètement aux obligations accablantes inhérentes à ma charge ?
— Que pouvez-vous me dire sur la nature de ce successeur aux desseins si terribles et si fondamentalement funestes que, vous-même, bien que toujours en pleine possession de votre puissance, n’osez pas vous y opposer frontalement ?
— C’est que celui auquel je devais, dois et devrais passer le témoin est… un vieil ami… tu sais bien ! Le non-H…
— Quoi ? Le monstre ?
— Tout de suite ! Il est évident que tu ne l’as jamais vraiment apprécié !
— Notez, Père, que ce n’est pas que personnel ! C’est juste que je ne goute guère, à vrai dire, son obsession à vouloir prodiguer à l’Humanité, en particulier, et à la création, en général, une forme particulièrement radicale et définitive d’accompagnement thérapeutique de fin de vie.
— Lugubre projet, s’il en est ! Qui, toutefois à bien y regarder, n’est pas totalement dénué d’une certaine charité.
— Loin de moi la prétention de m’ériger en procureuse ou en juge de ses motivations… J’aurais bien trop l’impression de piétiner ses horribles plates-bandes. Non ! Ce qui me chagrine profondément, c’est le caractère irrévocable de ses sempiternelles fâcheuses conclusions. Mais qu’est-ce qui vous a pris, Père, sauf votre respect, de nous fourrer dans un pareil guêpier ?
— L’ennui, la solitude du pouvoir, le côté taquin ou un moment de faiblesse et d’égarement… un peu de tout cela… Va savoir ? Ce qui est sûr, en revanche, c’est que je n’ai trouvé personne d’aussi qualifié prêt à accepter sans renâcler la charge écrasante qui m’incombait, m’incombe et, plus pour très longtemps encore, m’incombera. D’un certain point de vue, nous devrions, je trouve, nous féliciter qu’il ait accepté de reprendre sans moufeter les rênes que je suis bien décidé à lâcher.
— Père, sauf erreur, c’est justement parce que vous avez techniquement confié les rênes à ce taré qu’on se retrouve dans une panade monstre !
— Peut-être bien, mais c’est loin d’être aussi simple, tu t’en doutes ? N’empêche qu’avec la liberté d’action qui m’est offerte désormais, grâce, “ tchik-tchak ! ”, à mon élégant cadrage-débordement et à l’astucieuse fixation de l’adversaire résultante, je vais pouvoir, à ma guise, t’aider à te remettre en selle en te faisant, par exemple, don de ceci… »
Valancio tendit à sa fille une pochette en peau de daim. Hylda s’en saisit et, soupesant l’objet, se montra surprise de sa masse.
« Tu y trouveras un bon au porteur, précisa le barbu mystérieux. Il peut être échangé contre toute espèce sonnante et trébuchante dans l’ensemble des bonnes ambassades du Rashalague. Par ailleurs, j’ai fait le nécessaire pour réactiver tes droits et pour que tes comptes personnels te soient dûment restitués. Trois cents ans d’intérêts sur des placements judicieux ont assurément fort avantageusement fait prospérer ton petit capital.
— J’imagine que le Destin incarné y aura personnellement veillé ?
— Juste rétribution, il me semble, pour avoir fermé les yeux sur la manière résolument peu orthodoxe avec laquelle ces rapaces vérolés de marchands ont amassé leurs fortunes. L’usure use du Temps pour le transformer en or. Or, le Temps n’est, rien de moins et rien de plus, que l’empreinte laissée dans la trame universelle par le souffle de la Création. S’enrichir grâce à l’usure, c’est donc, comme qui dirait, faire les poches à Arhune ou, à défaut, aux Dieux en commençant par mézigue.
— Quelque chose me dit que ce forfait ne restera pas impuni ! Et ça, qu’est-ce supposé ouvrir, au juste ? s’enquit-elle en brandissant sous le nez du divin barbu la chaine qu’elle venait d’extirper du sac en daim, au bout de laquelle pendait une clef dorée aux arabesques singulièrement tarabiscotées.
— Un simple pendentif en pyrite, l’or des fous. La clef permet de libérer de son donjon, une jeune et jolie donzelle qui attend en se languissant qu’un noble prince charmant vienne la délivrer. Ne trouves-tu pas que, non content de déconstruire proprement l’archaïque stéréotype de genre en matière d’héroïsme sexiste et d’amour plus ou moins courtois, cela aurait une gueule folle que ce soit, pour une fois, une cavalière émérite qui se porte, sabre au clair, à la rescousse de la belle, plutôt qu’un puceau en conserve ? De plus, avec elle, forcément conquise et reconnaissante, à tes côtés, tu disposerais assurément d’une alliée tout ce qu’il y a de plus formidable.
— Vous oubliez, Père, que, jalouse, sans doute à l’excès, de mon libre arbitre, j’ai une sainte horreur que quiconque sans mon consentement express m’impose quoique ce soit ; tout particulièrement en matière d’intimité, d’affaire de cœur ou d’histoire de fesses. En outre, j’ai pour habitude d’agir en solitaire. Même lorsque j’ai décidé d’affronter naguère les vicissitudes de la maternité, je l’ai fait toute seule, sans même m’embarrasser d’un quelconque géniteur.
— Et pour quels résultats ?
— Foutaises ! Merci, Père, pour votre aide et pour votre sollicitude, mais, tout bien pesé, mon absence n’a que trop duré. Dès que j’aurais enfin rejoint le pays des songes, je redeviendrais aussitôt la déesse Sin-Zu. Alors, incarnant les pires cauchemars de mes adversaires, je les terrasserais un à un en commençant par ce petit merdeux de Doma, rejeton ingrat et indigne qui usurpe, sans vergogne aucune, mon trône sanglant. Varahul, lui-même, tapis tel l’infâme pleutre qu’il fut, est et ne cessera jamais d’être, dans son Amfhal, tremblera à nouveau devant ma fureur et l’étendue formidable de mes pouvoirs cabalistiques.
— C’est toi qui vois, ma… très chère fille.
— C’est tout vu !
— Ah, juste ! En attendant que le sommeil t’emporte et que l’aube voit renaitre, en même temps que ta déité, ta hargne et ton courroux… coucou ! Un conseil : rase les murs ! Dans ton état, et en vertu de la faiblesse absolue de tes actuels pouvoirs divins, tu serais bien avisée d’éviter de ne pas trop t’exposer aux affres de la Fortune. Sait-on jamais ? Ce serait ballot, tu en conviendras, de trépasser sottement des suites d’un mauvais coup, comme d’une chute fortuite, d’une affection fulgurante ou, que sais-je encore, d’une morsure de vipère ?… Remarque ! Je dis ça, je ne dis rien ! Ce n’est pas comme si l’ancien dieu du Destin cherchait à t’intimider en présumant de ce que l’avenir facétieux pourrait te réserver de fâcheux. »
Hylda passa la chaine porteuse de la clef à son cou, tout en fixant son père un poil de travers. Ce faisant, elle prit soin d’engloutir le précieux sésame loin des regards importuns dans les tréfonds de son horrible décolleté cicatriciel dont l’épiderme atrocement vésiculeux demeurait pour l’essentiel à vif.
« Ne vous en faites pas, Père. Dès demain, depuis mon trône situé au sommet de la très onirique tour de l’Imaginaire, j’ordonnerais à mes Anghurs et les répandrais dans le Réel en quête de votre si chère protégée. En attendant de pouvoir reprendre enfin corps avec moi-même, je crois bien que, comme au bon vieux temps, je vais profiter de cette trop imparfaite incarnation pour faire un petit tour en ville. Autant dilapider la fortune temporelle dont vous m’avez doté puisque, non contente de ne m’être d’aucune utilité future, elle est, par ailleurs, le fruit vain d’un blasphème et d’une félonie. »
Après avoir réajusté soigneusement son plastron de cuir, Hylda enjamba le parapet.
« Je vous dis donc à très bientôt, Père ! J’imagine à l’occasion d’un prochain conseil des dieux. Ceci dit, pareille à une araignée de ténèbres, Hylda se lança avec grâce, souplesse et célérité dans la désescalade acrobatique de la raide paroi un rien délabrée de l’antique tour ruinée.
— Au revoir, ma fille… »
Alors qu’elle disparaissait de sa vue, Valancio tourna sa vénérable personne et son regard transcendant en direction d’une vaste étendue boisée, loin par-delà les horizons, en Léonie où, à plus d’un titre, végétait un vieux gardien de but à plus de mille lieues de se douter qu’il occupait encore une place de choix sur le « mercato des transferts ». Ce faisant, une infime partie de son inconcevable conscience dérivait toujours dans le sillage de la trajectoire diffuse laissée par sa tendre cadette. Contemplant le destin qu’en auguste manipulateur céleste, il lui avait plus ou moins sciemment réservé, il ne put s’empêcher de sourire.
« Puisse l’avenir exaucer l’ensemble de tes vœux et de tes fantasmes… »