PROLOGUE
Synchronicités
Durée de lecture estimée : 17 mn [29 mn à haute voix] – Lisibilité : 35/100
Pareil à un fauve claustral, le duc Dérel Zarbsko de Brenne orbitait pensivement autour de l’imposante table d’honneur qui trônait au centre de l’austère salle de réception du donjon. Une double paire de candélabres encadrant deux hauts fauteuils disposés de part et d’autre d’un foyer moribond constituaient les seules autres fantaisies mobilières de ces éminents appartements. Soudain, l’éclat singulier d’une cavalcade monta du pavage de la cour du château. Le jeune Duc s’approcha de l’une des trois ouvertures qui tenaient lieu de fenêtre au logis. Les raies aussi timides qu’improbables de la lune Ilrishienne vinrent souligner les traits follement séduisants de l’un des partis les plus convoités du Gardemont. Le haut seigneur contempla l’ombre cavalière. L’écuyer qui lui était associé sauta lestement à terre avant de confier sa fière monture au palefrenier de garde. La lueur des torches et des braseros révéla bientôt la silhouette déliée d’un de ses plus augustes cousins dont la mise fastueuse trahissait l’origine méridionale. Alors que le visiteur du soir disparaissait sous les frondaisons radicalement persistantes des deux arbres-mères qui ornaient le patio, Dérel se rapprocha de l’immense cheminée. La sobriété de son uniforme sous son surcot frappé de l’écu à la licorne d’argent à flanc dextre de sinople tranchait violemment avec la braverie du cavalier. Dérel tendit l’oreille, guettant les signes d’approche de son voyant parent.
« Z’êtes mort, Cousin ! »
Le duc sursauta avant de s’élancer à la rencontre de l’intrus. Les deux hommes s’accolèrent de la moins protocolaire des manières. L’homme au somptueux manteau de fourrure azurée abaissa sa capuche, dévoilant l’air de famille qu’il partageait spectaculairement avec le Duc.
« Qu’est-ce qui vous amène si loin de vos si dispendieuses occupations et des langueurs sensuelles de votre cher midi ?
— On m’a rapporté votre ardent et surtout très pressant désir d’en découdre martialement avec l’Imposteur et ses monstres de Rocaméda.
— Je ne puis que reconnaître le bien-fondé de vos informations. Décidément, les espions de l’Ambre sont toujours aussi efficaces ! Dommage, toutefois, de prodiguer leurs talents à surveiller votre parentelle et, accessoirement, votre plus fidèle ami et plus puissant allié.
— C’est que, voyez-vous, je tiens tout particulièrement, et à l’un, et à l’autre. Par ailleurs, les gens de confiance, en particulier au sein de “ mon embarrassante famille ”, ne sont guère légion. En fait, c’est un bien assez singulièrement plus inestimable que le plus précieux des joyaux.
— Vous m’en voyez flatté, mais de là à vous déplacer nuitamment et en personne…
— … croyez-vous sincèrement, Dérel, que vous en prendre aussi ouvertement et frontalement au D.U.C. soit vraiment de nature à servir aux mieux nos intérêts communs ?
— Jugez-vous pour autant que nous les défendions davantage en restant l’arme au pied ?
— J’en suis convaincu ! On ne mène utilement que les luttes qu’il est possible de remporter.
— Donc, au nom de cette utile lâcheté, nous devrions continuer à courber honteusement l’échine devant cette bête obscène et ses mignons, en attendant sourdement, comme le premier vil brigand venu, l’occasion foutrement hypothétique de pouvoir le frapper dans le dos ? Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’à frayer de la sorte avec cette foutue engeance, nous nous compromettons jour après jour davantage, nous faisant complices de ses crimes les plus odieux, et, bientôt d’évidence, nous muant en irrémédiables suppôts de son infâme tyrannie.
— C’est qu’il est nécessaire, pour prétendre le frapper et espérer un jour le terrasser, de demeurer avant tout un parmi les vivants. Ne doutez guère que vos préparatifs martiaux puissent longtemps échapper à la sagacité du D.U.C.. D’aucuns d’entre mes amis les mieux informés considèrent d’ailleurs votre initiative, pour courageuse qu’elle soit, comme totalement vouée à l’échec.
— Que de péremptoires certitudes ! s’exclama narquoisement le jeune duc de Brenne, disposeriez-vous donc, secrètement, des meilleurs stratèges du Gardemont ?
— Pour tout ce qui touche au D.U.C., mes sources ont su indubitablement gagner toute ma confiance. Ainsi, je les crois volontiers lorsqu’elles affirment que la Vipère a dépêché ses agents en Brenne pour surveiller vos faits et gestes, tout comme lorsqu’elles soutiennent que nul mortel ne peut espérer terrasser le D.U.C. ou que ce dernier a fini par dégainer le glaive de sa maudite Frappe noire contre le seigneur rebelle de la lointaine Léonie… ou encore lorsqu’elles m’informent de la visite diplomatique de Roric, son maître assassin, en El-Sayed, dans le seul but de faire “ souplement ” basculer l’Oasis dans l’escarcelle de Rocaméda… Non, vraiment ! Si par votre téméraire entêtement, mon cousin, vous veniez à perdre prématurément l’existence, je me trouverais assurément bien seul pour m’opposer aux ambitions dévorantes du D.U.C. »
À moins d’un jet d’arbalète de là, une panthère noire était tapie dans l’ombre, perchée sur une fourche de mégalocyprès perdurable. L’arbre-mère offrait au fauve une perspective discrètement imprenable sur l’accès principal du haut château du duc de Brenne, en même temps qu’il lui permettait de guetter les incessantes allées et venues de la garde en faction. Le ténébreux félin, toutes griffes dehors, assurait sa prise et son emprise sur l’écorce résolument inaltérable. Soudain, une double paire de sentinelles lourdement armées fit irruption sur le chemin de ronde tout proche. Aussitôt, le léopard banda ses muscles, coucha ses oreilles, rabattit ses moustaches le long de son museau et découvrit ses crocs en un feulement silencieux. Les deux binômes barbelés se croisèrent sans se saluer avant de s’éloigner l’un de l’autre. Le fauve à la sombre fourrure s’apaisa quelque peu. Rassuré par l’absence de tout danger immédiat, il se faufila à pas feutrés le long de la plus épaisse des branches constituant la fourche qui le soutenait. Parvenu à l’extrémité de son perchoir, le félidé huma machinalement l’atmosphère lourdement chargée d’un tas de composés violemment sulfureux… pour s’en mordre aussitôt les doigts. En proie avec un violent haut-le-cœur, il cligna convulsivement des yeux pour en chasser le flot de larmes acides, avant de bondir légèrement sur le chemin de ronde à près de sept toises de là. Le temps de rassembler fugitivement ses abattis, la bête rebondit en silence, en contrebas et en direction du toit des écuries pour le plus grand émoi de leurs occupants. Sentant la sourde présence du redoutable prédateur, les équidés, jusque-là assoupis dans leur stalle respective, manifestèrent bruyamment leur affolement. Couverte par le fracas des hennissements paniqués auxquels vinrent bientôt se mêler les jurons des palefreniers et des gardes alarmés, la panthère longea calmement le toit des turbulentes écuries, non sans signifier de sa queue en panache, un dédain on ne peut plus félin. Bondissant à nouveau, c’est ventre à terre qu’elle effaça un bout de cour à découvert pour disparaitre sans laisser de trace dans les frondaisons tapissant le pied des deux mégalocyprès sommitaux. Ne pouvant ni pitonner, ni même érafler l’écorce prodigieusement solide des conifères perdurables, c’est du bout des griffes, d’aspérités en veinules, de nervures en micropointes, la langue rendue pendante par l’effort et la concentration, qu’elle parvint à se hisser prudemment, le long de l’un des deux formidables troncs, jusqu’à la branche maîtresse la plus propice, du point de vue d’un fauve d’une bonne huitaine de pierres, à l’espionnage confortablement furtif du Duc et de son mystérieux cousin. Alors que d’une rapide toilette de chat, la panthère noire tentait d’évacuer machinalement le stress de son petit exploit acrobatique, elle surprit un étrange faucon crécerelle un rien ébouriffé qui la fixait d’un air passablement mauvais. Les deux farouches bestioles, à plus d’un titre exotique, se dévisagèrent longuement, aussi intriguées par la présence de l’une que méfiantes vis-à-vis de l’autre. Rompant la glace le premier, l’impatient léopard feula. Le rapace diurne toisa avec mépris le félidé courroucé avant de prendre son essor de la plus silencieuse et pour le moins inquiétante des façons.
D’un geste impérieux, l’héritier du Léovent intima au duc de Brenne de se taire. La main posée sur la garde de sa lame de verre igné, il s’approcha prudemment de la fenêtre. Parvenu à l’orée de l’huis, il croisa les prunelles mordorées du fauve qui le fixait. Le jeune seigneur se figea. Les deux prédateurs se dévisagèrent en silence. Lentement et sans lâcher le regard de la panthère, l’humain recula sagement. Sans prendre d’élan, le léopard bondit, se réceptionnant sans bruit et sans heurt dans l’embrasure de la croisée. Le félin ponctua son entrée dramatique d’un feulement triomphal. Le duc de Brenne dégaina aussitôt sa dague attirant illico l’attention feulante du farouche félidé.
« Rangez votre poignard, mon cousin ! Vous risqueriez sinon de vous blesser ! »
Dérel s’exécuta sans discuter. Le fauve se détendit en se léchant rapidement les pattes avant de se les passer méticuleusement derrière les oreilles. Ceci fait, la panthère se remit sur ses quatre fers, et, queue dressée, démarche chaloupée, vint se frotter en ronronnant contre les bottes impeccablement cirées d’un duc passablement médusé.
« Même contraint par l’urgence, j’évite de voyager sans escorte », assura le visiteur du Léovent.
Le félin noir au pelage chatoyant se métamorphosa en une superbe jeune femme au teint de pain d’épice satiné, à la longue toison de jais et aux yeux aussi mordorés que délicatement bridés.
« Monseigneur Duc, navrée d’interrompre de la sorte votre entretien !
— Dame Nootka ! Assurément confus, mais le moins du monde chagriné ! Que les Dieux m’en préservent ! C’est toujours un plaisir ineffable de partager ces quelques délectables moments en votre si charmante compagnie, s’inclina le duc charmeur et charmé.
— Que nous vaut ta soudaine apparition ? s’informa l’héritier du Léovent.
— Un faucon surveillait étroitement votre entretien, répondit Nootka en rejoignant la fenêtre d’une démarche souple. Alors que la belle sauvageonne scrutait attentivement les ténébreuses frondaisons, le regard ardent du duc de Brenne se perdit dans la contemplation langoureuse de la panthère tatouée qui couvrait son dos sculptural et son échine cambrée.
— Un simple faucon ! Vous me rassurez très chère ! J’ai cru que nous avions affaire à quelque fourbe agent de la Vipère, comme notre cousin le craint tant. En fait, ce ne sont pas les rapaces qui manquent dans ma cité. Et puis, qu’y a-t-il vraiment d’insolite, je vous le demande, à la présence si proche de deux prédateurs aussi curieux l’un, diurne oiseau de proie, que l’autre, félin exotique, que ce soit du point de vue de leur présence sous nos latitudes, à cette heure tardive, en cette rude saison ou du fait de l’éthologie de leur espèce respective ? ironisa le duc de Brenne en se rapprochant d’Anatole Luceval de Léovent, qu’alliez-vous donc me confier, mon cousin, avant que nous ne soyons interrompus de si plaisante manière ? »
Ce dernier interrogea Nootka d’un regard inquiet où ne transparaissait aucune trace de concupiscence. Rassuré silencieusement par son fauve gardien, le visiteur méridional consentit enfin à répondre à son cousin.
« Le maître de la maison du Crâne soutient que vous êtes le seul à connaitre suffisamment, et le prince de l’El Sayed, et les accès secrets de son oasis…
— … vous voulez que je dissuade le prince de signer un pacte avec l’Arenberg ?
— Précisément ! Votre personne et le prestige de votre lignage feront que le prince vous prêtera assurément plus de crédit qu’à un simple ambassadeur, fût-il l’émissaire du D.U.C.. Nul autre, en l’espèce, ne peut espérer infléchir mieux que vous, la destinée du Gardemont… par le verbe et l’esprit plutôt qu’avec force et honneur.
— Il faudra bien qu’un jour quelqu’un ose se dresser avec courage contre le D.U.C. !
— Simples humains, nous ne faisons guère le poids face à pareille engeance… Mais rêvons tout de même… Si une créature dotée du pouvoir d’abattre ce tyran venait à éclore, je serais le premier à chevaucher à vos côtés, pour, l’épée à la main sous sa noble autorité, guerroyer, triompher ou périr. Dans l’attente de l’avènement de jour glorieux, sachons rester tapis dans l’ombre et agir toujours avec la plus circonspecte des sagesses. »
Le duc de Brenne fixa silencieusement son cousin avant de tourner les talons en direction de la cheminée du logis. Anatole rejoignit alors la féline Nootka adossée au rebord de la fenêtre, le bras droit croisé en travers de son ventre plat, velouté et ourlé d’un si charmant et si captivant triangle de ténèbres soyeuses.
« J’espère l’avoir convaincu d’interpréter une partition résolument moins suicidaire, susurra Anatole à l’oreille si fine de sa farouche amie. »
La dextre soutenant son coude gauche, Nootka examina, les yeux mi-clos, les étincelantes griffes, aussi redoutablement acérées qu’impeccablement manucurées, de sa sénestre dans un déhanchement des plus sensuellement dédaigneux.
« Joli morceau de flûte que celui que vous venez de lui jouer là, sourit la féline diva.
— Pour l’homme que le son du tambour fait tant vibrer, un petit air de fifre sonne parfois comme l’ultime appel à la raison. »
Son corps gisait avachi à même le pavé humide d’un fond de ruelle immonde. L’épave humaine qui lui était connexe agrippait de sa dextre le goulot d’une bouteille de Kiroshi tout en fourrageant de sénestre la poche de poitrine passablement souillée d’un uniforme par ailleurs sévèrement élimé. D’une main fiévreuse, elle en extirpa une barrette de pâte grisâtre, compacte et huileuse. Ses yeux bleu délavé considérèrent un instant ce compagnon toxique qui l’avait fait sombrer irrémissiblement en Amfhal. Un mince sourire narquois totalement dépourvu de joie apparut au coin de ses fines lèvres. Elle écarta une repoussante mèche de cheveux blond platine, dévoilant au passage la croix livide qui ornait sa tempe droite, avant de mordre sauvagement dans l’horrible mixture en quête chimérique d’un semblant de force et de courage. L’amertume écœurante de la gomme satura âprement ses papilles tout en asséchant carrément ses glandes salivaires. Une violente nausée lui retourna soudain le cœur. Edwige ferma les yeux tout en s’appliquant à mastiquer méticuleusement. À mesure que les composés alcaloïdes stupéfiants inondaient son organisme et ce qui lui restait de cervelle, son indicible malaise se fit plus latent et plus diffus. Pendant que la drogue pernicieuse achevait d’emberlificoter son système nerveux, Edwige reprit le sempiternel décompte des innombrables parjures et renoncements qui, peu à peu, l’avaient irrémédiablement exclue du prestigieux corps des croisés du Palatin. Révulsée par les réminiscences de son glorieux passé, elle parvint, dans un élan futile de dignité, à se redresser quelque peu. Accroupie, tétanisée, pantelante et tremblante, le dos calé contre un mur passablement lépreux, elle se sentit terriblement seule et perdue. Contemplant alentour l’infinie subtilité du vide auquel était vouée désormais sa misérable existence, elle aboutit, dans un éclair de lucidité désespéré, à la conclusion qu’au stade où elle en était rendue, la mort constituait, de loin, le plus décent des exutoires.
« Allez courage, ma fille ! s’exhorta-t-elle, il est temps de larguer les viles amarres qui te retiennent encore à la vie. Offre-toi le luxe de mettre fin proprement à ce cauchemar, tant que tu le peux encore ! »
Après avoir levé aux cieux le reste de sa bouteille, Edwige ferma les yeux avant d’en épuiser les derniers feux, à longs traits avides, au fond d’un gosier au demeurant méchamment asséché par la drogue et la honte. Le flacon vide, l’œsophage ravagé par un flot de lave liquide, elle jeta le récipient au loin dans un cri strident de souffrance et de dépit rageur. L’explosion du contenant de verre mal poli sema la panique dans une colonie miteuse de rongeurs parosmiques. À tâtons, elle chercha la dague accrochée à sa taille de guêpe pour, sans hésitation aucune, en dégager la lame du fourreau. Vacillante, le souffle court, elle empoigna la garde de son poignard à deux mains avant d’en poser la pointe redoutablement effilée entre ses seins. La profonde inspiration qu’elle s’accorda alors raviva rudement le brasier qui lui consumait les entrailles. Là où elle espérait trouver enfin la paix, elle ne recueillit qu’une dose particulièrement amère d’un trivial concentré de vie sous la forme de la plus obscène des souffrances. Dans un suprême accès de rage haineuse, envers l’existence en général et envers elle-même en particulier, elle s’empala sur la lame glacée, lacérant fatalement ce qu’elle croyait être son cœur.
Valancio se hâtait avec une diligence un poil attardée. Aussi, c’est sans ralentir et toutes voiles dehors qu’il vira tribord toute, avant de fort salement… manquer de s’étaler. Après un fugace patinage des plus funambulesques, le divin barbu parvint à s’engager en trombe dans une nouvelle ruelle sombre avant de buter violemment contre un corps presque, quoique pas tout à fait, sans vie.
« Oups ! Désolé ! » s’excusa l’hirsute chamarré.
Bien que le souffle coupé par l’insoutenable souffrance qui lui vrillait la poitrine, Edwige sortit des vapes, furibarde et un rien outrée par la grossière béquille que venait de lui asséner l’importun Valancio. Elle ne trouva toutefois rien de bien plus mordant à répliquer sur l’instant qu’un vague râle souffreteux et sanguinolent.
« Voilà donc, ma perle rare…, se railla Valancio. À te voir si complaisamment vautrée dans la fange, d’aucuns pourraient douter de ton côté “ monstre prometteur ”. De fait, il ne reste plus grand-chose de l’insouciant garçon manqué qui n’avait de cesse… jadis… de défier le monde avec tant de morgue et d’impudence ! De toute évidence, tu n’es pas de si tôt en état de t’élancer dans l’une de ces cavalcades, aussi téméraires que foncièrement éperdues, que tu affectionnes tant… Difficile de croire que celle qui agonise lamentablement à mes pieds, est la première et la seule femme à être parvenue à s’imposer comme croisée du Palatin, et qu’elle recèle, surtout, pareil potentiel… D’un autre côté, c’est sans doute mieux ainsi… d’autant plus pour ce qui concerne Banur ! »
Dans les tréfonds de l’âme cabossée de la croisée brulait une flamme irrépressible et proprement merveilleuse qui ne pouvait aucunement échapper à la prodigieuse sagacité, et accessoirement aux pouvoirs, de l’ex-dieu du Destin. Pour autant, la cruelle lame du poignard de la belle avait, bel et bien, définitivement forcé sa fort gracile cage thoracique tout en lacérant au passage, et son cœur si fragile, et son aorte si essentielle ; deux blessures censées, au demeurant, provoquer individuellement des hémorragies du genre explosif et résolument fatal. Tant et si mal, de fait, que Valancio s’attendait à voir surgir d’un instant à l’autre, l’un des tristes sbires de sa fille Mirawen.
« Allez zou petite ! Lève-toi… et marche ! » ordonna-t-il de la plus divine et impérieuse de ses intonations. Faisant montre une fois de plus d’une obstination aussi fabuleuse qu’inconcevable, la jeune fille demeura coupablement vautrée sur le sol crasseux, hébétée, recroquevillée, les doigts crispés autour du manche du surin enfoncé jusqu’à la garde entre ses petits seins glacés.
« Cesse donc de faire l’enfant ! » l’admonesta-t-il rudement tout en lui shootant dans les bottes avec impatience, tu ne trouveras nul repos dans la mort, pas même de répit… Pas toi ! Pas avec ton pedigree, et surtout pas avec ton passif, ma jolie… Je sais ! Tu n’es pas femme à croire quiconque sur paroles… mais si tu tiens tant à savoir ce qui t’attend dans l’éternité amfhalienne à laquelle tu t’es condamnée par tes agissements… »
Aussitôt, le corps entier de la croisée, jusque dans ses plus infimes cellules, fut plongé dans un bain glacial de souffrance ardente.
« Es-tu bien certaine que c’est là, tout ce que tu désires désormais ? »
Au prix d’un effort inouï, elle cracha des mots informes dont l’amertume amère se dilua aussitôt dans une gerbe gargouillant de postillons sanglants.
« Désolé, ma chérie, mais tout cela n’est pas très clair… Pourrais-tu répéter, je te prie ? se gaussa l’omnipotent divin.
— Rien à foutre de votre foutu Amfhal ! Laissez-moi crever, Putain !
— Tu ne manques pas de cran, ce qui me plait… ou de stupidité fanatique, ce qui n’est pas totalement pour me déplaire… c’est selon ! Toutefois, j’ai de bien plus grandes ambitions pour toi, belle guerrière, que de te voir rôtir sur une broche de l’Amfhal, pareille à quelque dinde de tes semblables. »
Opiniâtre et acharnée, au-delà de toute mesure et de tout entendement, Edwige s’agrippa désespérément des deux mains au poignard qui lui transfixait le cœur.
« Bien que formidablement coriace, suprêmement butée et foncièrement rebelle, tu ne parviendras d’aucune manière à tes… à ta fin. »
Aussitôt, sous les yeux éberlués et un rien convergents d’Edwige, la dague qui la pourfendait échappa à son emprise pour, comme par enchantement, se retirer de sa poitrine, y laissant une plaie singulièrement béante, quoique sèche, bénigne et totalement dénuée de lancinement. Alors que résonnait dans la nuit froide et humide, l’éclat cristallin de l’acier palatin tintant sur le basalte, Valancio se retourna, le pouce dressé vers les cieux et le poing tendu en direction d’un recoin de ténèbres parmi les ombres nocturnes parsemant la ruelle sombre. L’invisible interpellé se contenta de hausser les épaules. Aussi, le Barbu bigarré consentit-il enfin à s’accroupir au chevet de la croisée suicidaire.
« Bon ! Voilà le topo, ma jolie : quand un Dieu, pour ainsi dire comme moi, commande, exige, ordonne ou suggère, il est de bon ton, vois-tu, que les humaines dans ton genre s’exécutent. Je ne dis pas que ce n’est pas injuste, mais que cela te plaise ou non, c’est ainsi ! En conséquence, tu vas mettre un terme définitif à tes stériles conneries habituelles pour employer enfin tes talents au service de l’Humanité.
— Veuh…
— Oui ?
— Va te faire enculer… le vieux ! expira-t-elle dans un ultime soupir rageur, en gratifiant l’iniquement qualifié de vieillard d’un magistral doigt d’honneur, avant de tourner de l’œil et de se fracasser le crâne sur le dur pavé boueux de la ruelle.
— Merci, mais sans façon !… Mince ! Espérons que le choc ne l’aura pas rendue plus idiote qu’elle ne l’est déjà ! »
Déchirant le voile de la réalité, le préposé local aux âmes damnées fit sa sinistre apparition pour se trouver nez à nez, et ce de manière fort embarrassante, avec l’ex-dieu des dieux. Sans ambages, ce dernier lui signifia abruptement de dégager.
« Allez ouste, du vent ! Je m’occupe du reste ! »
L’ectoplasme assermenté et dument mandaté par Mirawen, plus interloqué que réellement frustré ou offusqué, s’inclina respectueusement et, sans demander son reste, déserta illico le Réel.
« En parlant du reste, justement, il est grand que je m’occupe sérieusement de tes restes, gamine. »
Valancio entama les lourds travaux de restauration en annulant les funestes dégâts causés par le poignard assassin de la belle. Il en profita au passage pour renforcer spectaculairement l’endurance, le gainage, l’influx et la coordination d’Edwige. Par ailleurs, il la guérit de ses divers traumatismes ; corrigea, ça et là, quelques petites imperfections et vicieuses altérations potentiellement mutagènes ; éradiqua impitoyablement l’ensemble des colonies bactériennes et des proliférations virales néfastes. Côté psychisme, il se contenta de la libérer totalement de sa dépendance à la drogue et à l’alcool. De manière nettement plus discutable, il en profita pour l’affranchir de l’intégralité de ses blocages et de ses inhibitions par une réinitialisation radicale de sa mémoire visant à éliminer tout conditionnement susceptible de venir encombrer sa soif d’action d’un semblant de réflexion, le tout chez une « charmante » jeune femme assez peu portée par nature sur l’introspection. Il recula enfin de deux pas et contempla son œuvre d’un œil éminemment critique, pour au final se déclarer, non sans une grosse dose d’autobienveillance, proprement satisfait du travail accompli
« Par-fai-te… à deux ou trois bricoles près ! » se glorifia Valancio.
Ceci dit, il croisa les bras attendant de pied ferme des applaudissements qui, fort injustement, tardèrent à se faire entendre.
« Alors ! Comment la trouves-tu ? s’enquit-il à haute voix, provoquant la lente apparition d’entre les ombres, d’une petite silhouette sombre encagoulée et encapuchonnée.
Le mystérieux témoin vint prendre place aux côtés du dieu hirsute, lui rendant au passage pas loin de deux têtes.
— En l’état ? Et bien… difficile de se faire une opinion, répondit prudemment l’espion chétif, toutefois, j’ai bien aimé sa manière élégante…
— … de m’envoyer me faire foutre ? »
L’ombre opina d’un haussement d’épaules un rien fataliste.
Valancio fronça imperceptiblement les sourcils alors qu’il activait une vague zone singulièrement excitée, perdue quelque part dans les méandres de l’immensité sémantique qui séparait, dans toutes les dimensions, ses deux divines esgourdes. De mer grosse à agitée, cette zone se mua soudain en un vaste océan tempétueux sillonné par quelques navires bien trop sages au regard des sauvages déferlantes qui les encadraient de toute part d’écumantes murailles d’eau déchainée. Sous la surface particulièrement bordélique et spumescente, des flots de célestes pensées superficielles plus ou moins conscientes s’entrechoquaient violemment dans tous les sens. Dans les creux et les fosses insondables servant de plancher à cet océan métaprobalistique, sous couvert d’une brutale thermocline, dans le froid ténébreux où semblait régner le calme le plus lugubre, Valancio forgea discrètement la nouvelle trajectoire d’Edwige.
« Va, ma fille ! Élève-toi et deviens l’égale des dieux ! Ton cap est fixé, ton chemin balisé ! À toi de prendre ta destinée en main… plus au moins librement !
— C’est vraiment nécessaire, tout ce côté théâtral ? demanda la frêle silhouette en observant, perplexe, la fille allongée à ses pieds, pantelante, les yeux mi-clos, les lèvres entrouvertes et les cuisses écartées, de manière aussi équivoque qu’impudique.
— Que vaut la plaidoirie sans la beauté de l’effet de manche ?… Oui ! Bon ! Je t’accorde que dans ce cas… Fichons le camp, avant que la douce enfant ne réintègre pleinement la communauté des vivants ! Le moment venu, c’est à toi que reviendra d’en faire l’éducation !
— … hein ? Qu’entendez-vous par là ?
— Chaque chose en son temps ! La grande mécanique céleste exige une précision sans faille. Toute chose ne saurait être bien faite que lorsque l’instant de son accomplissement est enfin advenu ! Ni trop tôt ni trop tard. Il lui faudra d’abord découvrir les joies et les affres de sa nouvelle vie… Qui assurément ne devrait guère manquer d’embûches et de rebondissements. Maintenant à la suivante !
— Ah ! Parce qu’il y a une suivante ?
— Deux suivantes, pour être tout à fait exact ! La prochaine est particulièrement gratinée. Elle devrait te plaire. Une entité, enfin plutôt “ une créature ”, tombée jadis de son piédestal et qui, selon mes calculs, ne devrait plus guère tarder à sortir du trou terreux où elle repose depuis un bail. Celle-là, il va falloir la manipuler avec précaution. Juguler sa noble intransigeance tout en composant avec ses redoutables talents et sa créativité débordante, notamment en matière de perversion, le tout assorti, hélas, d’un phénoménal caractère de cochon, ne va assurément pas être de la tarte. De plus, si je tente personnellement de lui imposer mon point de vue, du moins de manière trop grossière…
— … Ne me dites pas que ladite créature aurait, elle aussi, l’audace de vous envoyer vous faire foutre ?
— Oh, que si ! Et même plutôt deux fois qu’une !
— Quelle chance de disposer d’un pouvoir pareil !
— N’est-ce pas ? confirma, Valancio hilare. Mais, tu me connais, rien ni personne ne peut me faire renoncer à mes desseins.
— Hélas !
— Doté par essence d’un esprit profondément retord, j’ai ourdi une combinaison forcément géniale, où, avec ton concours, nous serons amenés à lui concocter un amusant jeu de piste devant immanquablement la conduire, au besoin malgré elle, jusqu’aux sommets enneigés des Nodins.
— À quelle fin ?
Valancio, affichant son air le plus énigmatiquement taquin, posa sa pesante paluche sur la frêle épaule de la petite créature qui se tenait, un rien accablée et résignée, à ses côtés. De l’autre, il saisit, de manière transdimensionnelle, une corde d’Arhune interplanaire, rajoutant avant de disparaitre en compagnie captive de son compagnon de fortune et d’infortune :
— Parce que !… Parce qu’entre autres ! Parce que, surtout, sa trajectoire doit se synchroniser avec celle, tout à fait exceptionnelle et prometteuse, d’une autre !
— Une autre ? Je n’en saurais pas plus, je présume ?
— Tu présumes fort bien ! »