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PROLOGUE

Smoke on the water

Durée de lecture estimée : 6 mn [11 mn à haute voix] – Lisibilité : 33/100

Valancio gambadait joyeusement, le cœur léger, le long de la voie pavée qui longeait, paisiblement sous le couvert d’épaisses et persistantes frondaisons, la rive baignée par les eaux émeraude du lac de Lossoire. Rien ne semblait avoir de prise sur son indécente bonne humeur, que ce fussent les acerbes morsures de la bise, les très suffocants relents caustiques ou même la fine bruine glaciale et pénétrante qui affligeait tant le pèlerin obtus et le vénérable rhumatisant. Au détour d’une fort sulfureuse trouée, son regard fluorescent glissa ingénument sur les courbes et les dentelures, aussi drûment chevelues qu’éminemment volcaniques, qui servaient de toile de fond aux sept magnifiques îlots formant l’archipel des « larmes de l’Amiral ». Apercevant à une grosse encablure de là, quelques bataillons détrempés de guerriers en goguette sur un champ de manœuvres sommairement dressé au creux d’une des rares criques herbeuses bordant le lac, le dieu hirsute du Destin s’accorda une juste pause.

« Ah, les braves gens ! » s’exclama l’auguste personnage devant le ballet cadencé des barges glissant dans un silence menaçant sur l’onde verdâtre. Son visage, bien que copieusement mangé par une pilosité laissée depuis des lustres en jachère, rayonnait d’un bonheur sans nuage, quoiqu’un poil humide, alors que les farouches troupiers parvenus sur les berges du lac de Lossoire se lançaient hardiment dans l’eau frigide à l’assaut de la plus abstraite des défenses.

« Jolie manœuvre… qui, toutefois, manque terriblement de discrétion… »

Aussitôt, devançant l’impérieuse volonté du divin barbu, un puissant trémor en provenance des profondeurs telluriques vint sourdement lui chatouiller les orteils. 

« Holà ! Pas si vite ! Je n’ai pas encore donné le signal, mon ami ! » s’exclama, l’hirsute chamarré. Les nettes vibrations sismiques s’atténuèrent sur le champ, alors que des tréfonds ténébreux du lac, l’Axyrol laissait échapper quelque méphitique rototo qui, parvenu en surface, éructa grossièrement en même temps qu’émergeaient les restes à demi-pochés de tout un banc de perches pérégrines. La vive, fort fraiche et crachoteuse atmosphère qui baignait la formidable caldéra lacustre condensa illico ces acres émanations éruptives en un banc de brume passablement acide qu’une bise opportune disloqua sans tarder. 

« Bien ! Il s’agit de procéder dans l’ordre ! » 

Satisfait, Valancio enfila ses écouteurs avant de plonger sa divine paluche dans l’une des insondables poches de sa redingote mauve à la recherche tâtonnante d’un fort improbable et anachronique bouton « Play ». Une fois l’objet de sa quête localisé, il en actionna le mécanisme avec vigueur et détermination. Un flot tumultueux de musique, assez fallacieusement en harmonie avec le paysage qui s’étalait sous ses perses prunelles, se déversa dans l’espace incommensurable qui séparait ses deux célestes esgourdes. L’auguste personnage fut illico propulsé dans une sorte de thermosphère proprement saturée d’allégresse psychédélique, bercé par les accords quasi dissonants d’un orgue Hammond, eux-mêmes sauvagement irradiés par la voix sublime d’un sauveur étoilé. Les yeux révulsés, le corps secoué d’irrépressibles convulsions harmoniques, Valancio quitta le sentier principal pour s’enfoncer dans la sylve résineuse qui s’accrochait toutes racines dehors aux éboulis et aux débris volcaniques. Rebondissant de robustes troncs en taillis, de caillasses en crevasses, le grand tout-fou dévala « cahoteusement » la rive escarpée en direction de la crique où batifolaient les troupes d’assaut, plus ou moins amphibies, du duché de Brenne. Après avoir encore manqué de s’escagasser le gros orteil contre un vénérable bloc de basalte scélérat, il trébucha une nouvelle fois contre une racine méchamment aérienne avant de déboucher en trombe sur l’une des ultimes plateformes surplombant, d’une maigre poignée de verges, l’anse martiale. Ce faisant, il tomba carrément nez à cul sur un quidam encuiré, encagoulé et encapuchonné de ténèbres, fort fourbement armé et bien trop discrètement allongé de tout son long face au lac pour être tout à fait honnête. D’autant que le louche individu semblait bien décidé à ne rien rater du vert débriefing tactique asséné, avec force, vigueur et grande débauche de métaphores fleuries, par un sergent d’arme du Brenne. Après avoir fugacement considéré l’imposant sous-officier occupé à admonester sans ménagement une troupe passablement fourbue, humide et meurtrie, Valancio scruta l’espion qui, tout à sa sombre besogne, n’avait prêté nulle attention à sa si singulière manœuvre de revers, du fait, assurément, des aboiements hiérarchiques du major marsouin.

« NOBODY GONNA TAKE MY CAR… » beugla dès lors Valancio, plus galvanisé toutefois par la tumultueuse mélodie qui pour ainsi dire saturait tout son être, que par l’égotique nécessité de tirer la couverture à lui.

Si son hurlement de bête se solda instamment par la fuite, tant éperdue que foncièrement prévisible, de tout un vol d’édredons poltrons de Kron qui cancanait et nasillait paisiblement à moins d’un jet d’arbalète de là, il ne manqua guère tant de couper le sifflet au premier-maitre vachard que de faire proprement sursauter l’épieur indiscret. Ce dernier profita de l’impulsion inopinée pour, d’un seul mouvement : se redresser, dégainer une lame obscure luisante de poison, se retourner et bondir sur ses pieds, faisant ainsi preuve au passage d’une vivacité, d’une coordination et d’un aplomb en tout point prodigieux. Le temps de prendre une pose propre à intimider souverainement sa future victime, l’assassin sombre se fendit, histoire d’apprendre un semblant de savoir-vivre à l’intrus. Faisant mine de récupérer son casque, le loustic se baissa aussitôt, esquivant de peu, et par la même occasion, la lame mortelle.

« Holà ! Tout doux, mon seigneur ! » tempérera l’hirsute en cuissardes rouges en rajustant l’engin bruyant sur ses augustes oreilles. Le groove lourd reprit illico le contrôle de son corps. Aussi, le malotru se remit-il à fredonner tout en se tortillant de manière tout à fait grotesque, faisant suprêmement fi au passage tant de la menace imminente que de son agresseur. 

Tant surpris et désappointé par son infortunée maladresse qu’en proie à un intense sentiment d’urgence, ce dernier redoubla d’efforts afin de faire taire définitivement le gougnafier bigarré ; en vain, toutefois. Bien que faisant feu avec acharnement de toutes les bottes les plus vicieuses de son attirail funeste, sa victime, secouée par de violentes convulsions, parvenait à se dérober systématiquement, ponctuant ses passes virtuoses de lestes déhanchements entre autres absurdes et lubriques contorsions. Excédé, l’assassin finit par prendre à partie les cieux injustes, leur faisant part, avec perte et fracas, de son plus vif dépit. 

« Plaît-il ? » s’enquit l’odieux Barbu, en soulevant benoitement l’un de ses écouteurs.

Le son écœurant d’un monstrueux fléau d’arme rencontrant sans crier gare un crâne sans défense tout en éclaboussant les alentours de morceaux d’os et de cervelle sanguinolents interrompit abruptement les furieuses imprécations du jureur impie. 

« Pas un geste, le vieux ! » ordonna l’épaisse brute galonnée du Brenne derrière une formidable moustache trônant au-dessus d’une barbasse rousse soigneusement taillée en queue de canard. Aussitôt, Valancio se figea les mains bien en évidence, tout en dévisageant l’imposant grognard à l’arme rudement contondante. Aussi, usa-t-il trivialement de télékinésie pour suspendre le flot musical effervescent qui lui vrillait jusqu’à l’âme. Pendant que ses adjoints tenaient en respect l’irrespectueux dieu du Destin, le sous-officier, à plus d’un titre chevronné, enfila prudemment une épaisse paire de gants. Cette protection vitale prise, l’impressionnant rouquin s’agenouilla et entreprit de fouiller précautionneusement le cadavre sans tête. Sa fort épineuse besogne achevée, le « serpat majuscule » se redressa en détaillant d’un œil passablement sourcilleux le curieux accoutrement chamarré du divin gueulard. 

« Ça m’a tout l’air d’être un des agents de la Vipère… toi, toi, toi et toi, vous me passez discrètement les environs au peigne fin, ordonna le sergent major, les espions à la solde du D.U.C. opèrent le plus souvent par paire.

— Et lui ?

— Quoi lui ? Parce qu’en plus d’être bouchés, vous êtes complètement bigleux ? Fouillez-moi ça, et au trot ! » 

Illico, une paire de troupiers se saisirent de Valancio alors qu’un troisième s’empressait de le fouiller.

« Peau de balle ! Le loustic n’est pas armé, chef !

— Quel est votre nom, l’ancien ?

— Valancio, pour vous servir ! À qui ai-je l’honneur ?

— Miroslav Silfir. Sergent major de la garde, au service de sa seigneurie, le Duc de Brenne. C’est quoi, ça ? Un cache-oreilles ?

— Une sorte de cornet auditif ! J’ai les oreilles qui sifflent affreusement ! Sans lui, j’entends des voix… comme des prières ou des suppliques… Ça n’arrête pas ! Ça me colle des crises d’angoisse terribles. Ce bidule m’aide à ne pas virer zinzin. J’espère que vous ne comptez pas m’en priver.

— On verra… Vous foutez quoi dans le coin ?

— Je me rends à Shokyl ! Mais avec cette foutue forêt, je me suis égaré. Rejoindre la rive du Lac me paraissait le moyen le plus rapide de me repérer.

— Et qu’est-ce qui vous amène à Shokyl ?

— Je dois m’y entretenir avec une future recrue !

— Une recrue ?

— Oui, le genre perle rare. Je monte une tragi-comédie et j’entends engager de nouveaux talents.

— Vous prétendez donc être une sorte de bouffon-troubadour, affirma le major roux, après avoir détaillé la tenue de baltringue de Valancio.

— C’est, ma foi, un peu réducteur ! Je suis aussi un peu illusionniste et il m’arrive même de prédire l’avenir !

— Ça m’arrive aussi ! Tenez, pour ce qui vous concerne, j’ai comme l’impression que vous êtes sacrément mal embarqué. Priez pour que notre connétable gobe sans moufeter vos carabistouilles !

— Prier ? Ah non ! Très peu pour moi ! se défendit l’auguste décontracté du gland tout en continuant à dévisager sans ciller l’imposant grognard du Brenne.

— Qu’est-qu’il ya ?… Qu’avez-vous à me fixer de la sorte ?

— Il se trouve que je tombe rarement sur un individu nanti d’une telle trajectoire. C’est fascinant : vous possédez autant de valeurs que de talents !… Ça ne vous direz pas de rejoindre ma compagnie ?

— Ne vous fatiguez pas l’ami ! Je n’ai pas l’intention d’embrasser à mon âge la carrière de héraut, déclara le vétéran goguenard, en tournant les talons. En route ! 

Aussitôt, ses hommes poussèrent leur prisonnier sur les talons de leur chef, en direction de la berge herbeuse, de leur canot d’assaut, et, par-delà, du connétable.

— Aucune ambition à devenir un héros ? murmura le dieu du Destin en rupture de ban, ça, mon petit gars, je me permets de sérieusement en douter. »