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PROLOGUE

Les deux banur

Durée de lecture estimée : 3 mn [6 mn à haute voix] – Lisibilité : 35/100

Sur Everest, le Temps et son cortège d’incidents, très loin d’être aussi fortuits et déterministes que pouvaient le laisser présager les seules évidences, façonnaient une trame de trajectoires dont l’éminent nœud gordien prenait place au sein de l’hôtel Ritz. Les superbes façades de ce palace parisien avaient longtemps servi de paravent aux frasques et aux foucades, entre autres libertinages, d’une clientèle au goût un rien tapageur. Toutefois, ces temps bénis, notamment par de nombreuses officines plus ou moins occultes, semblaient, désormais, totalement révolus. De fait, l’établissement avait subi une assez sévère reprise en main depuis qu’il était passé sous la coupe terriblement puritaine de son nouveau propriétaire : le très suisse, très moral et fort insondable : « Crédit Libre et Éthique ».

Les combles du palace étaient entièrement dédiés aux appartements privés du personnel, ainsi qu’aux offices administratifs de la nouvelle direction de l’hôtel. Assise derrière son bureau, dans une position à la rectitude passablement coincée, une jeune femme d’âge curieusement indéterminable se massait vigoureusement les tempes en grimaçant. Signe qu’elle était la proie d’une migraine aussi soudaine que proprement cosmique, comme à chaque fois, d’ailleurs, que son divin daron lui assénait ses élucubrations les plus imbittables et tarabiscotées. Une fois libérée de cette atroce emprise mentale, la déesse de la Connaissance leva aux cieux ses étranges prunelles mauves à l’éclat de nébuleuse interstellaire afin de les camoufler derrière des lentilles d’un bleu de plus humaine normalité. Ceci fait, elle se retourna en direction de l’élégant géant roux dont la rigueur du patient garde à vous n’avait d’égal, par ailleurs, que l’extraordinaire probité.

« Mon père vient de passer à l’action. Il faut désormais nous préparer au pire. D’autant que notre plan nécessite une complicité sans faille des conjurés, une synchronisation parfaite de nos actes, et, bien entendu, la confidentialité la plus stricte. »

Baudouin de Barraz, la trentaine resplendissante de santé et de vigueur, détailla sans vergogne, mais sans malice, le corps de celle qui se faisait passer pour son intendante. Ladite Umoya, comme ses deux sœurs, bénéficiait d’un physique éminemment avantageux. Aux yeux de certains amateurs avertis, la rigueur de sa toilette, la raide noblesse de son allure, la fortitude qui émanait d’elle, sa voix chantante et cristalline ainsi que son front délicieusement bombé sous une coiffure auburn sévèrement ligotée en une austère queue de cheval ou fermement attachée en chignon le mettaient, fort atrocement en valeur. Cuisses serrées, par ailleurs suavement prisonnières d’une gangue de soie et d’un impeccable tailleur prince-de-Galles, elle se leva pour s’approcher du directeur, dans un concert subtil et proprement hypnotique de bruissements satinés scandés par les claquements secs de ses escarpins, jusqu’à venir pénétrer, sans vergogne, la sphère intime du rouquin. En dépit de sa stature et de ses talons, elle était tenue pour le dévisager de lever la tête, ce qui, étrangement, était loin de lui déplaire.

« Par ailleurs, notre plan repose, outre la combinaison des talents de chacun, sur la confiance mutuelle, et, surtout, sur la parfaite maîtrise de l’ensemble des responsabilités opérationnelles ; un rôle fort heureusement dévolu à ma sœur… Mon père se contentant, comme toujours, d’endosser les costumes d’agent provocateur, de facteur X, d’électron libre et d’apiculteur… au besoin, tous à la fois, et, de préférence, de manière foutrement asynchrone.

— D’apiculteur, dites-vous ?

— Espérons juste qu’à force de s’acharner à enfumer son monde, il ne finisse pas par s’intoxiquer lui-même… Et de votre côté, vous sentez-vous prêt ? s’enquit l’astre algide sans lâcher, ne serait qu’un instant, le regard azuré du séduisant géant.

— Aussi prêt que possible, madame !

Umoya le gratifia d’un sourire à faire regeler la banquise.

— J’ai toute confiance en l’Humanité… Et plus particulièrement, en vous. Avec une tendresse un poil trop marquée, la déesse vint poser sa palme sur la joue broussailleuse de son chevalier servant. L’heure est proche où il vous sera donné de prendre en main votre destinée et de vous confronter à notre plus redoutable ennemi. Votre esprit vif, la candeur de vos intentions, la rigueur de vos valeurs, l’intransigeance ferme et polie de vos positions sont, comme je vous l’ai enseigné, les meilleures armes pour soutenir sa mise en regard. Résistez-lui ! C’est le seul moyen d’espérer inspirer un peu de respect de la part de ce monstrueux juge suprême. »

La Déesse se détourna un instant du regard bleu encadré d’un poil ras et roux tapissant une figure aussi sauvagement découpée que la côte bretonne dont elle était issue.

« Parfait ! Mirawen me confirme, à l’instant, le lancement de l’opération. Les membres du Conseil des dieux ont pratiquement tous reçu leur invitation.

— Qu’est-ce qui vous permet d’être aussi sûre que notre encombrant client de la suite “ Eglantine ” consentira à mordre à l’hameçon ?

— De fait, il ne fait aucun doute que Banur va renifler le piège. Sans doute est-il, en ce moment même, en train de ruminer et de se questionner en tournant en rond dans sa chambre comme un fauve en cage… Pour autant, il est coincé ! L’article 64 du Dogme s’impose aux dieux et aux Non-H. Tous sont tenus de siéger au Conseil des dieux. »