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PROLOGUE

Les deux Banur

Durée de lecture estimée : 26 mn [44 mn à haute voix] – Lisibilité : 36/100

Où le dieu des dieux, à la bourre et en crise de foi, cherche un comparse tout en soignant son foie…

Où l’on constate que relever les morts de nuit, forcément sous une pluie battante et sans témoin peut singulièrement manquer de glamour…

Où les combles du Ritz abritent une Connaissance sous légende…

Où la suite Impériale de Ritz est le siège d’un éminent et fort fumeux dialogue de sourds…

Fleur à la bouche et baladeur sur les oreilles, Valancio s’abandonnait entièrement au rythme de la musique. Les intervalles justes et les saints cantiques, entre autres actions de grâce, ne parvenaient plus, et ce depuis belle lurette, à assouvir pleinement l’obsessionnelle mélomanie compulsive de ce fervent adepte de la résonance naturelle. De fait, son vice addictif réclamait désormais : du groove, de la fusion et du désir ardent, flirtant au besoin avec la métallurgie lourde. Aussi, le vieillard chamarré, gambadait-il allègrement par la cambrousse du Gardemont tout en esquissant, de temps à autre, d’audacieux pas de danse, troublant au passage sérieusement la quiétude des bois et des champs par ses beuglements et ses déhanchements enfiévrés. La faune locale, une fois surmonté le choc de la première rencontre, ne pouvait raisonnablement qu’admirer l’exubérance, la joie de vivre et la prodigieuse santé de cet étrange individu. Alors que son corps s’agitait de manière frénétique, l’énergumène laissa ses pensées vagabonder de vagues impulsions en folles trajectoires. Il songea d’abord à sa belle Noémie dont l’apparition, à bien des égards, avait eu l’effet d’une bombe sur l’innocente et paisible cité de Kallindia. L’esprit du barbu concentra dès lors son phénoménal flux d’ondes positives sur Mirawen, la plus fondamentalement mortifère de ses filles, et, accessoirement, des divinités. Il accompagna sa décharge thaumaturgique d’une série de dandinements suggestifs agrémentés de râles prétendument lyriques et de poses singulièrement équivoques, le tout à destination d’un public autant improbable qu’averti, se résumant, pour le coup, à un couple novice de sangliers argentés qui, le primochoc passé, fila sans demander son reste dans la direction opposée à l’individu. Satisfait de sa prestation, il consulta sa montre et tiqua : il était atrocement en retard. Levant les yeux aux cieux, il jeta son dévolu sur un lourd nuage noir qu’il s’amusa à déformer jusqu’à lui faire prendre l’aspect d’une grosse tortue, symbole éminent de son très erratique vagabondage. Son nébuleux forfait perpétré, il haussa les épaules avant d’esquisser un nouveau pas de danse s’achevant par une glissade plus ou moins contrôlée.

« Mon successeur est, par essence, totalement incapable de se soustraire au diktat du Dogme, songea-t-il soudain, aussi, se fera-t-il un devoir d’honorer l’invitation de ma très chère Mirawen. Et pendant que se tiendra cette assommante mascarade de conseil des dieux, moi, Valancio THE GREAT, je vais jouer mon va-tout. » 

Alors que l’agité du bocage, un rien extatique, se redressait triomphalement, son crâne hirsute rencontra rudement quelque branche sournoise. Promptement ramené à de plus âpres considérations, il pesta, fit halte, et, fronçant dramatiquement les sourcils, scruta les ténèbres. Dans l’épaisse et humide pénombre, une buse fondait silencieusement sur une musaraigne. Renonçant à ergoter avec lui-même, il reprit à tue-tête les paroles d’un sombre couplet « d’Emerson Lake & Palmer », où il était vaguement question d’une reine gitane, d’une guillotine et d’un soupçon de vaseline. La nuit, de son côté, achevait d’engloutir l’horizon. Après avoir vainement tenté d’engager la conversion avec l’accipitriforme borné, par ailleurs accaparé par le déchiquetage avide et méthodique de sa proie, Valancio se contenta de déplorer la misère intellectuelle du rapace buté, avant de reprendre sa marche d’un pas décidé pour aussitôt trébucher sur une souche dérobée. Contraint à une nouvelle halte, il en profita pour replacer le casque de son baladeur qui avait inopinément glissé de ses oreilles.

« Bon ! Ce n’est pas tout ça, mais où donc se trouve ce sacré village ? » s’enquit-il, abruptement, auprès d’un renard terrifié de se retrouver nez à truffe avec ce mélomane enragé. Le goupil, non sans prudence, détala prestement. Après avoir à nouveau consulté sa montre, qui s’entêtait à lui rappeler les proportions singulièrement monstrueuses prises par son retard, le vénérable barbu lui emboîta le pas.

Depuis quinze jours et autant de nuits, des pluies diluviennes s’abattaient sans relâche sur le moyen pays. Tant et si mal que les cours d’eau du cru, pourtant réputés débonnaires, avaient fini par prendre la mouche en même temps que la clef des champs. De son côté, la terre détrempée s’avérait bien impuissante à contenir les racines des arbres dont les houppiers déplumés ployaient tant sous les bourrasques qu’ils menaçaient, désormais, de s’écrouler, à tout instant, sur l’amas de chaumières putrides, sommairement dressées à la frontière du domaine royal et répondant au toponyme, un rien chagrin, de Farhum. Après une nuit d’errance, passablement humide, dans des contrées rendues inhospitalières par les tempêtes, guidé successivement par un renard aux abois, une chouette mal réveillée et une volée d’hirondelles insomniaques, Valancio se présenta, tout dégoulinant, à l’entrée de cette triste bourgade perdue au sein d’une nature chiche, rude et cruelle. Planté au milieu du bourbier qui tenait lieu de rue principale au patelin, le barbu scruta la centaine de masures qui le composait. Il aperçut un groupe de mornes pécores qui, dévalant en glissant d’une colline, se pressait vers une bicoque nettement plus grosse et un rien moins délabrée que ses voisines. Une enseigne, sévèrement rongée par la rouille, trahissait la fonction roborative de l’établissement. Il ôta le casque de son baladeur, stoppa la musique (ELP, Fanfare for the common man) et rangea l’appareil du vingt et unième siècle dans sa besace étanche. D’un pas rendu mal assuré par la boue argileuse, il se dirigea vers la taverne qui, en dépit de l’heure matinale, semblait être, déjà et encore, le siège d’un rassemblement communautaire des plus festifs. Chemin faisant, Valancio ne put s’empêcher de sauter, joyeusement et à pieds joints, dans une nappe de gadoue sensiblement plus profonde que le reste de la chaussée. Il y macula ses cuissardes écarlates sous le regard médusé de deux porcs affectés qui passaient par là. Devant les hures offusquées de ces deux respectables représentants de la bourgeoisie porcine, il prit un malin plaisir à les toiser, d’un air salement sarcastique.

« Si l’un d’entre vous a quelque raison que ce soit de s’élever contre mon projet, qu’il parle sur le champ, ou se taise à jamais ! », les admonesta-t-il. 

Les grouinements confus et contrits reçus en guise d’apologie invitèrent Valancio à faire une entrée triomphale dans la taverne dite du « chat mort ». Exaltation qui, bien qu’un rien déplacée, passa en grande partie inaperçue tant l’endroit était plein de tout ce que le bourg comptait comme habitants éperdus. L’irruption du divin barbu parvint, toutefois, à distraire fugitivement l’inextinguible soif qui taraudait le gosier d’un trio d’habitués attablé en rond autour de la meilleure des tables communes de l’établissement. L’ex-dieu hirsute en cuissardes détailla d’abord le sieur Corin, dit Sombrebuse : une créature trapue et vaguement campaniforme dont la longue barbe grise pouvait, assurément, faire douter quiconque tenté de parier sur la réussite de son évidente tentative de métamorphose en barrique. Après un large contournement du sujet, son regard émeraude se porta sur son voisin. L’homme, fort précairement assis à sa droite, apparaissait, à plus d’un titre, aux antipodes de Sombrebuse. Sec et athlétique, ledit Simon Paturel semblait bénéficier encore d’au moins un pied et un œil assez honnêtes, et ce, en dépit d’une friponnerie rouée forte de cinquante printemps passés au grand air à courir les bois, piéger les bêtes, tanner les peaux et braconner le reste, non sans quelque verte prédilection, au demeurant jamais démentie, tant pour les discrets détroussages que les troussages outrés. Entre les deux, le gros Jeanbon complétait de son mieux cette fine triplette tout en dévisageant éhontément le Dieu des dieux. Sentant percer, par-delà les effets délétères de l’alcool, le malaise de l’individu, Valancio fut la proie de quelque doute soudain. Aussi, profitant de la présence providentielle alentour d’un épouvantable miroir, s’enquit-il auprès de son reflet retors d’une éventuelle cause à l’émoi postéthylique dudit Jeanbon. La glace figurait, sans trop de vergogne, quelque dandy grison, sobrement revêtu d’une étrange redingote à capuche d’un mauve criard jetée par-dessus une curieuse chemise verte échancrée soulignée d’un liseré bleu-blanc-rouge. Une large ceinture à l’obscène boucle d’argent retenait une fort avantageuse culotte moulante, zébrée de gris et de noir que recouvraient d’immenses cuissardes écarlates généreusement crottées. Rassuré par l’élégance de la perfection divine de sa fort spécieuse cinquantaine rayonnante, il haussa les épaules avec perplexité, avant de se perdre dans la contemplation de la batterie de cuivres mal lavés qui encadrait une tête de sanglier grossièrement naturalisée. Ce faisant, il laissa ses pensées dériver en direction du Krak de Kallindia, histoire de prendre contact, de manière aussi totalement impromptue que résolument dissipée, avec sa plus fidèle alliée ailée.

« Ô, ma douce et belle colombe, proche est l’heure, désormais, de l’assemblage périlleux des composés les plus explosifs de ma sulfureuse potion. Tiens-toi prête ! Et surtout, prends bien garde à ne point trop te prélasser entre les draps voluptueux de ta nouvelle couche balnéaire.

— Ô, auguste puissance, puisse ta désinvolte fausse crétinerie jeter son dévolu sur toute autre tourterelle que ta très dévouée, et par trop affligée, servante. Car, non content de m’avoir condamné à jouer, durant des éons, les nurses de fer et les geôlières effarouchées, voilà que ta toute-puissance entend me réduire, d’ores, au rang de soubrette lascive, entièrement soumise tant au diktat qu’à la lubricité d’un machisme triomphant. De quels arguments, forcément solides et pénétrants, prétends-tu donc user dans l’espoir de me faire avaler que récurer, à genoux, croupe relevée, les planchers de la taule contribue, sans doute aucun, à la préservation de l’espèce ? À moins bien sûr, que, divin entremetteur, tu ne souhaites en ton for intérieur que j’ouvre au final, de gré ou de force, mes cuisses à l’un ou l’autre des libidineux reproducteurs indigènes ! »

La Morphélitis ne semblant guère d’humeur causante, Valancio coupa le lien en fronçant les sourcils.

« Ça faisait un bail qu’on n’avait pas reçu la visite d’un bouffon, lança Corin.

— D’un bouffon… étranger, corrigea doctement Jeanbon.

— Je reconnais bien là l’esprit d’hommes de l’art, répliqua l’interpellé, son plus beau sourire en bandoulière. Le barbu ravi s’approcha, promptement, du trio de pochtrons attablés en faisant remarquablement fi des regards torves et ondoyants qui le dévisageaient, ainsi que des trajectoires excentriques méchamment chaloupées des autres éthylonautes croisant sur son cap. Messieurs ! vous me voyez positivement enchanté de faire votre connaissance ! Vous n’allez sans doute pas me croire, mais figurez-vous que c’est précisément vos trognes que je m’attendais à trouver céans… Enfin, pour être tout à fait juste, j’avais en tête moins un trio qu’un quatuor ! » ajouta-t-il, les sourcils toujours froncés. 

Comme par magie, le barbu immense et longiligne fit mine d’ouvrir sa redingote à capuche en faisant glisser un simple doigt le long d’une curieuse jointure. Les trois poivrots ébaudis restèrent cois face à l’individu qui, au centre de sa chemise d’un vert douloureux, exhibait quelque signe cabalistique immaculé souligné de quatre mystérieux glyphes assortis : « UFRA ». S’emparant comme par enchantement d’un improbable tabouret, il s’attabla à son tour.

« Permettez ? » 

Autour de son sourire enjôleur se dessinait un visage taillé à la serpe, remarquablement asymétrique et copieusement mangé par une luxuriante crinière ténébreuse d’où émergeaient deux prunelles d’un vert proprement phosphorescent. Il émanait de l’ensemble une puissance inouïe, qui n’avait d’égal que l’incommensurable détachement de l’énergumène. Corin tenta bien de soutenir son regard… en vain. La tête lourde et la vue passablement troublée, ledit Sombrebuse finit par essuyer les larmes qui lui brulaient les yeux pour découvrir, à l’instar de ses compagnons, quatre chopines enchantées toutes mousseuses d’une bière divine au puissant pouvoir dégrisant. Quoique l’attention s’avérât totalement superflue, Jeanbon s’empressa aussitôt d’inviter l’inconnu, au demeurant déjà attablé, à se joindre à eux. De son côté, Corin approcha du merveilleux breuvage, non sans une prudence toute relative, le patatoïde qui lui tenait lieu de fraise. Son regard s’éclaira soudain, et, sans attendre de trinquer, il s’empara de la chope devant lui pour en engloutir, avec gourmandise, une généreuse lampée.

« Mordious ! la gourgandine tabasse sévèrement le palais ! proféra-t-il en contemplant sa chopine avec dévotion.

— Qui que vous z’êtes, au juste ? questionna Simon, d’un air qui se voulait soupçonneux, tout en portant son propre godet à ses lèvres.

— Valancio, pour vous servir !

— Et qu’est-ce qui, que, quoi, vous z’amène, chez nous autres ?

— Je suis à la recherche de… volontaires ! » 

Mettant soudain sa voix de stentor en sourdine, Valancio se rapprocha, et, usant de sa dextre en guise de paravent, il poursuivit, cette fois-ci, sur le ton de la confession :

« Pour m’aider à libérer le… Gardemont ! »

Aussitôt, Jeanbon manquant de s’étouffer recracha sa bière au visage de Corin, alors que Simon, dans un irrépressible accès de fou rire, perdait l’équilibre sur sa chaise et partait à la renverse. Tandis que rien ne semblait plus pouvoir s’opposer à l’implacable diktat de la gravité ainsi qu’à la rude et funeste rencontre de la nuque de l’intéressé avec le plancher, une main, autant divine que providentielle, le rattrapa au vol pour le remettre machinalement d’aplomb, faisant montre, au passage, d’une vivacité et d’une force en tous points prodigieuses.

« Libérer le Gardemont ! Elle est bien bonne celle-là ! s’esclaffa Jeanbon.

— Le libérer de qui ou de quoi au juste ? compléta Corin en s’essuyant avec sa manche.

— De la connerie, peut-être bien ? tonitrua, Jeanbon en riant de plus belle.

— Grand moi-même ! rien d’aussi prétentieux ! répondit Valancio, tout en passant sa main devant le regard pétrifié d’un Simon Paturel soudain aussi livide que méchamment dégrisé. Non ! Comme je vous l’ai dit, c’est quatre que je m’attendais à vous trouver. En fait, sauf votre respect, messieurs, c’est Nassim que je suis venu chercher !

— Hélas, M’sieur, j’avions bien peur que le Nassim, y soit point encore assez bien vaillant pour se joindre à vot’ compagnie, s’excusa Paturel qui profitait de l’occasion offerte par ce subit accès de rassurante réalité pour tenter une sortie de torpeur en trombe. 

— Et qu’est-ce qui vous permet d’affirmer cela ?

— Ben d’abord, il y a ses rhumatismes, précisa Jeanbon. Nassim a été de tout temps le guérisseur du bourg. Toujours chez l’un ou chez l’autre, par monts et par vaux, à pas compter ses heures, ses lieues et sa fatigue. Faut dire que c’est pas l’ouvrage qui manque par ici avec les accidents de travail, la plaie des champs, les morsures, les piqûres, les marais et la fièvre des eaux mortes, sans parler des bêtes, des vieux, des naissances et des autres petits bobos. Aussi, je crois bien qu’avec tout ça, il n’avait guère le temps de s’occuper de lui… d’où les rhumatismes.

— Sans parler de la gâterie de l’âge…, renchérit Corin. Il partait pas trop de la cafetière, mais, ces derniers temps, on entendait bien grincer ses rotules à dix bonnes toises à la ronde. Remarquez que ça n’avait guère l’air de le gêner, vu qu’il était à peu près sourd comme un pot et presqu’aussi bigleux qu’une chope !

— De menus détails que tout ça ! Rien de bien méchant, somme toute…

— … J’entends bien ! Par contre, vous ne pensez pas que le fait qu’il soit canné y a deux jours de là, ça puisse un chouïa contrarier vos projets ?

— Foi de moi-même, ce n’est pas impossible ! Mais, dites-moi, vous êtes sûr de votre fait ?

— C’est que j’avions, à la noirceur d’hier, porté le compère en terre, affirma Simon Paturel.

— Ah oui ! Ça, c’est bien fâcheux, en effet ! jugea Valancio. Mais pourquoi, fichtre, personne ne me dit jamais rien !

— Bé, on savait pas ! se justifia Jeanbon en se méprenant lourdement sur la nature de ladite personne. C’est justement, sa mémoire que, céans, nous honorons ! 

— Conformément à la tradition ! ajouta Corin.

— Tradition ?

— Tradition ! confirma Simon, à tout hasard. Après quoi, à la noirceur de ce soir, ceusses, qui pourrons encore se tenir un brin debout, processionneront jusqu’à son trou. Façon de voir si, feu le Nassim, il y est toujours allongé dedans, et que, s’il n’en est point déjà parti, il y est toujours partant. Après quoi, les mêmes ceusses, ils s’y lui reboucheront le trou.

— Je vois ! Et où donc, puis-je trouver la dépouille de notre regretté compagnon ?

— Ben ! comme vient de dire le Simon, à cette heure-ci, en fait, vous devriez pouvoir trouver le trépassé dans sa tombe… Au cimetière… En haut de la colline… Normalement, vous pouvez-pas le rater ! Il est au fond du grand trou à côté du gros tas de glaise.

— Merci, mes amis ! Continuez à boire à la santé de son âme ! Le reste, j’en fais mon affaire ! »

« Bon ! Et je fais quoi, moi maintenant, avec ce macchabée sur les bras ? » pestait Valancio, en détaillant le corps qui marinait au fond de la fosse mortuaire, à demi immergé dans un infâme brouet à base de bandelettes détrempées, de barbaque faisandée, de fleurs défraîchies, d’insectes noyés et de coulures de glaises.

« Vu d’ici, cela n’a pas l’air d’être trop moche. Il faudra juste composer avec un cadavre de deux jours, qui, compte tenu de la fraîcheur et de l’humidité ambiante, ne devrait pas être trop mité. »

Le Dieu brun et hirsute jeta un rapide regard autour de lui avant de contacter l’ainée de ses filles.

« Dis voir, Mirawen ! Tu aurais pu attendre un poil avant de le rappeler à toi celui-là. C’est que j’en avais besoin, moi, de ce zigue… rapport à notre plan ! Un long silence s’imposa en guise de prélude à la réponse.

— NOTRE plan ? s’étonna spirituellement la déesse de Mort. Père ! Pour pouvoir le considérer comme tel, encore eût-il fallu, au préalable, que vous eussiez consenti à en partager les indistincts contours avec vos alliés. Pour ce qui me concerne, cet homme devait mourir. Donc, il est mort ! Remarquez ! Vous seriez arrivé, ne serait-ce qu’avant-hier, vous le trouviez plus vif que mort.

— Peut-être ! N’empêche, qu’en l’état, il risque fort de ne pas être en mesure de compléter son destin… eut égard à nos ambitions.

— Vous m’en voyez prodigieusement navrée. Aurais-je été informée de l’importance de l’individu dans l’exécution de VOTRE plan que j’aurais pu sans doute prendre certaines dispositions le concernant. 

— Eh bien ! Maintenant que tu es informée, qu’attends-tu donc pour prendre toutes les dispositions nécessaires afin que le motif puisse réintégrer fissa sa carcasse et que le tout puisse sortir, dans une intégrité potentiellement fonctionnelle, de ce sacré putain de trou boueux à la con !

— …

— S’il te plait, très chère et tendre fille, funeste prunelle de mes yeux !

— La course de sa trajectoire funèbre s’est éteinte récemment… L’âme du défunt a dû être fraîchement archivée par Anya. Je vais donc demander à la gardienne des âmes d’insuffler un supplément de vie à sa dépouille. Pour le reste, je suis persuadée que vous vous en débrouillerez très bien tout seul. Sinon, histoire de m’organiser en vue d’éviter de nouvelles déconvenues du même tonneau, auriez-vous la gentillesse, Père, de bien vouloir m’indiquer jusqu’à quand, vous comptez relever tout ce qu’Ilrish compte comme cadavre frais ?

— Proprement hilarant… merci quand même ! »

« Bon ! Un miracle, ça doit avoir de la gueule : question de standing et de réputation, » murmura-t-il en se frottant les mains, alors qu’il prenait position au pied du tombeau. Il ferma les yeux et écarta les bras. Alors qu’Anya, la gardienne des âmes, se tapait l’essentiel de la besogne de ramener le vieux grabataire à la vie, il tourna théâtralement son visage vers les cieux, et, d’une voix aussi impérieusement futile que possible, tonitrua : 

« Lève-toi… et marche ! » 

Alors que de terribles harmoniques divins emplissaient les nues, un corps atrocement endolori renouait, à son corps défendant, avec son âme meurtrie. Le tout s’étonnait déjà d’être à demi enseveli dans un bain de boue glacé, le visage recouvert d’une vieille serpillère moisie.

« Attrapez ma main, mon vieux, que je vous sorte de là, proposa Valancio. 

Le ressuscité parvint à dégager sa tête du linge qui lui servait de linceul. Il considéra froidement la main tendue d’outre-tombe. 

— Où suis-je ? s’enquit-il, à tout hasard. Vous êtes le passeur ? se démentit-il aussitôt, fort d’une pleine panade cérébro-spinale.

— Grand moi-même, non ! Je ne suis que le dieu du Destin… Valancio pour vous servir ! En fait, pour être plus précis : ex-dieu du destin ; ex-dieu des dieux ; aussi connu, du temps où je régnais sans partage sur l’Univers, sous le nom de Banur. Enchanté de faire votre connaissance, Nassim. Nous allons faire ensemble un petit bout de route, et, j’en suis sûr, de fort grandes choses. »

L’à nouveau moribond saisit la main secourable quoique divine et, dans un concert de gémissements pathétiques et d’affreux grincements de rotules, parvint à s’extirper de son tombeau.

Alors que la pluie redoublait, le sorti-du-trou scruta tout en frissonnant les environs immédiats. Profitant de ce que l’ex-défunt reprenait cafardeusement contact avec la réalité, Valancio combla féériquement la tombe désertée avec la quantité adéquate de terre glaise.

 « Voilà une bonne chose de faite ! Les fossoyeurs n’auraient sans doute pas mieux fait ! D’autant qu’ils sont plus ronds que la queue de leurs pelles respectives. Aussi, croiront-ils tout bonnement avoir déjà fait le boulot. » 

Ceci fait, le divin barbu contempla l’humain piteusement détrempé et à demi-recouvert d’une boue aussi collante qu’épaisse. 

« Oui ! Bon !… Je crois bien que je vous dois quelques explications. Voilà ! Je vous ai déterré parce que j’ai besoin de vous pour m’aider à clore l’incident Isalawa !

— L’incident Isalawa ?

— L’affaire n’est certes pas simple à exposer ! Par où commencer ? hésita, le glandeur céleste tout en se caressant pensivement la barbe… Toute religion, voyez-vous, même animée des plus louables intentions, cherche systématiquement à imposer sa morale, à défaut de ses lois, comme socle irréfragable de toute société à laquelle elle participe.

— Si vous le dites ! répondit Nassim entre deux frissons couinants et trois claquements de dents.

— Je suis, croyez-moi, fort bien placé pour en parler… J’ai, moi-même, commis sur la question un ouvrage de référence : le Dogme. Il régit l’existence d’un panthéon, d’un clergé et de leurs croyants ainsi que de leurs pratiquants, tout en les encourageant, sur le point délicat de l’éthique, au plus vigoureux, radical et arbitraire des prosélytismes… J’ai pris, depuis, mes distances avec ce culte… et incité les plus progressistes de mes fidèles à en faire de même. Isalawa, une démone majeure, était, en quelque sorte, la figure de proue de cette rébellion.

— … Une démone ?

— Une démone ! Oui !… Une de mes nombreuses adeptes appartenant à la branche armée de mon ancien clergé… une émissaire fanatique qui ne s’embarrassait guère de diplomatie ou d’arguments civils pour convertir les âmes récalcitrantes… le genre de jolie fille qu’il valait mieux éviter de croiser le soir au fond d’une rue déserte… au fait, c’était quoi déjà la question ?

— L’incident Isalawa.

— Ah oui ! L’incident Isalawa ! En fait, il s’agit juste du léger infléchissement de la trajectoire de cette démone… Enfin, je dis “ juste ” par excès de modestie mal placée… Objectivement, ce fut un coup de maître dont je ne suis pas peu fier. Alors que tout le monde tenait pour impossible qu’un serviteur divin puisse s’affranchir de son asservissement au Dogme, voilà-t-il pas qu’une primodémone y parvenait toute seule comme une grande… enfin presque… En tout cas, je ne vous explique pas le tintouin semé par cette apostasie ! Toutefois, en dépit de l’ampleur du scandale et du sacrilège réunis, ce lancement prometteur ne pouvait guère, en l’état, espérer dépasser le stade de simple caillou dans les saintes sandales du divin. Je ne vous propose rien de moins que de m’aider à faire de cette esquisse de début le prélude au commencement de la Fin ! Ou, si vous préférez, faire de ce scandale de bénitier un piège à con cosmique que je me propose, avec votre concours, de refermer, en temps voulu, sur le délicat mollet du gogo adéquat. 

— Je ne comprends strictement rien à ce que vous dites !

— Fort heureusement pour vous, il n’a jamais été nécessaire de tout saisir pour entrer à mon service… une foi inébranlable a longtemps suffi. Depuis que je me suis converti à une forme assez radicale d’athéisme, la foi en moi-même n’est même plus requise. Je m’astreins, tout de même, à croire en ma propre existence. Mais je suis, désormais, bien résolu à cesser d’imposer mon point de vue à toutes et à tous, et à tout bout de champ. J’arrête donc d’influencer le destin de l’Humanité et la course de l’Univers, ainsi que toutes les autres peccadilles du même tonneau… Enfin, telle est mon ambition, à plus ou moins courte échéance… En attendant, je compte bien, avec votre aide, profiter de mes ultimes prérogatives célestes pour le plus grand triomphe et la plus grande gloire de mon nouveau culte… hum, bon ! Maintenant que vous voilà brillamment affranchi, il est plus que temps de nous arracher d’ici et de nous mettre enfin au boulot. »

Ceci dit, Valancio tourna les talons et, d’un pas décidé en dépit d’appuis précaires, entreprit de dévaler la colline à bride rabattue. Au bout d’un moment, n’entendant aucun pas, glissade, ni même juron, gémissement et autres grincements derrière lui, il s’accorda une courte halte, histoire de vérifier l’état de sa troupe. Cette dernière, pliée pitoyablement en deux, essayait de reprendre péniblement son souffle, une poignée de toises à peine sous le sommet. Après un bref soupir de dépit, l’énergumène chamarré exécuta un nouveau demi-tour et, à grandes enjambées, rejoignit bientôt le reste de sa compagnie.

« Marcher à ma suite n’a jamais été de tout repos, reconnu le divin escogriffe. Aussi, votre grand âge, pourrait-il constituer, à la longue, un léger handicap.  

Nassim toujours hors d’haleine, perclus de rhumatismes et accessoirement gagné par une inquiétante paralysie du côté gauche, se contenta d’acquiescer.

« Si je ne m’abuse, vous étiez un peu beaucoup le rebouteux du patelin, non ?

— … le guérisseur ! 

— Si vous voulez ! Enfin quoi, vous aviez bien quelques accointances avec la nature du vivant ? » 

Nassim opina à nouveau.

« Parfait ! Alors, que diriez-vous de devenir druide ? Attention, pas le druide à la petite semaine que tout un chacun peut rencontrer avec sa serpe et son gui au coin des bois. Non ! Le genre de druide avec un D majuscule ; le type qui envoie du lourd.

— Vous m’avez vraiment bien regardé ?

— Il va de soi que vous ne pouvez pas rester dans cet état. Comme je m’y connais question miracle, je vais vous concocter une allure d’athlète ; le genre terriblement raccord avec l’éclat de votre regard aux chatoiements d’une aube azurée ! » 

Sur Everest, le Temps et son cortège d’incidents, très loin d’être aussi fortuits et déterministes que pouvaient le laisser présager les seules évidences, façonnaient une trame de trajectoires dont l’éminent nœud gordien prenait place au sein de l’hôtel Ritz. Les superbes façades de ce palace parisien avaient longtemps servi de paravent aux frasques et aux foucades, entre autres libertinages, d’une clientèle au goût un rien tapageur. Toutefois, ces temps bénis, notamment par de nombreuses officines plus ou moins occultes, semblaient, désormais, totalement révolus. De fait, l’établissement avait subi une assez sévère reprise en main depuis qu’il était passé sous la coupe terriblement puritaine de son nouveau propriétaire : le très suisse, très moral et fort insondable : « Crédit Libre et Éthique ».

Les combles du palace étaient entièrement dédiés aux appartements privés du personnel, ainsi qu’aux offices administratifs de la nouvelle direction de l’hôtel. Assise derrière son bureau, dans une position à la rectitude passablement coincée, une jeune femme d’âge curieusement indéterminable se massait vigoureusement les tempes en grimaçant. Signe qu’elle était la proie d’une migraine aussi soudaine que proprement cosmique, comme à chaque fois, d’ailleurs, que son divin daron lui assénait ses élucubrations les plus imbittables et tarabiscotées. Une fois libérée de cette atroce emprise mentale, la déesse de la Connaissance leva aux cieux ses étranges prunelles mauves à l’éclat de nébuleuse interstellaire afin de les camoufler derrière des lentilles d’un bleu de plus humaine normalité. Ceci fait, elle se retourna en direction de l’élégant géant roux dont la rigueur du patient garde à vous n’avait d’égal, par ailleurs, que l’extraordinaire probité.

« Mon père vient de passer à l’action. Il faut désormais nous préparer au pire. D’autant que notre plan nécessite une complicité sans faille des conjurés, une synchronisation parfaite de nos actes, et, bien entendu, la confidentialité la plus stricte. »

Baudouin de Barraz, la trentaine resplendissante de santé et de vigueur, détailla sans vergogne, mais sans malice, le corps de celle qui se faisait passer pour son intendante. Ladite Umoya, comme ses deux sœurs, bénéficiait d’un physique éminemment avantageux. Aux yeux de certains amateurs avertis, la rigueur de sa toilette, la raide noblesse de son allure, la fortitude qui émanait d’elle, sa voix chantante et cristalline ainsi que son front délicieusement bombé sous une coiffure auburn sévèrement ligotée en une austère queue de cheval ou fermement attachée en chignon le mettaient, fort atrocement en valeur. Cuisses serrées, par ailleurs suavement prisonnières d’une gangue de soie et d’un impeccable tailleur prince-de-Galles, elle se leva pour s’approcher du directeur, dans un concert subtil et proprement hypnotique de bruissements satinés scandés par les claquements secs de ses escarpins, jusqu’à venir pénétrer, sans vergogne, la sphère intime du rouquin. En dépit de sa stature et de ses talons, elle était tenue pour le dévisager de lever la tête, ce qui, étrangement, était loin de lui déplaire.

« Par ailleurs, notre plan repose, outre la combinaison des talents de chacun, sur la confiance mutuelle, et, surtout, sur la parfaite maîtrise de l’ensemble des responsabilités opérationnelles ; un rôle fort heureusement dévolu à ma sœur… Mon père se contentant, comme toujours, d’endosser les costumes d’agent provocateur, de facteur X, d’électron libre et d’apiculteur… au besoin, tous à la fois, et, de préférence, de manière foutrement asynchrone.

— D’apiculteur, dites-vous ?

— Espérons juste qu’à force de s’acharner à enfumer son monde, il ne finisse pas par s’intoxiquer lui-même… Et de votre côté, vous sentez-vous prêt ? s’enquit l’astre algide sans lâcher, ne serait qu’un instant, le regard azuré du séduisant géant.

— Aussi prêt que possible, madame !

Umoya le gratifia d’un sourire à faire regeler la banquise.

— J’ai toute confiance en l’Humanité… Et plus particulièrement, en vous. Avec une tendresse un poil trop marquée, la déesse vint poser sa palme sur la joue broussailleuse de son chevalier servant. L’heure est proche où il vous sera donné de prendre en main votre destinée et de vous confronter à notre plus redoutable ennemi. Votre esprit vif, la candeur de vos intentions, la rigueur de vos valeurs, l’intransigeance ferme et polie de vos positions sont, comme je vous l’ai enseigné, les meilleures armes pour soutenir sa mise en regard. Résistez-lui ! C’est le seul moyen d’espérer inspirer un peu de respect de la part de ce monstrueux juge suprême. »

La Déesse se détourna un instant du regard bleu encadré d’un poil ras et roux tapissant une figure aussi sauvagement découpée que la côte bretonne dont elle était issue.

« Parfait ! Mirawen me confirme, à l’instant, le lancement de l’opération. Les membres du Conseil des dieux ont pratiquement tous reçu leur invitation.

— Qu’est-ce qui vous permet d’être aussi sûre que notre encombrant client de la suite “ Eglantine ” consentira à mordre à l’hameçon ?

— De fait, il ne fait aucun doute que Banur va renifler le piège. Sans doute est-il, en ce moment même, en train de ruminer et de se questionner en tournant en rond dans sa chambre comme un fauve en cage… Pour autant, il est coincé ! L’article 64 du Dogme s’impose aux dieux et aux non-H. Tous sont tenus de siéger au Conseil des dieux. »

Suite « Eglantine », un sinistre bonhomme, en costume pied-de-poule d’un jaune passablement douteux, jetait un regard strabique sévèrement divergent sur la place Vendôme située en contrebas. À l’instar de ce funeste personnage, la suite impériale du Ritz avait déjà connu un nombre assez désespérant d’habitués atrocement embarrassants. Sans doute fallait-il pour apprécier pleinement le lieu avoir un goût aussi prononcé que feu le Reichmarschall Hermann Goëring pour le faste clinquant un rien suranné, sans oublier, bien sûr, la chasse, les mâles travestissements et les délices de la pipe. Tout en mâchouillant pensivement la lentille de la bouffarde dont la tige était implacablement soumise à l’empire de son index, Banur contemplait les pavés luisants sous la pluie et l’éclairage prodigue de la place qui illuminait en son centre la pile d’airain de Napoléon. Le mémorial, dressé jadis par le génial tyran vainqueur d’Austerlitz, invitait le lugubre non-H à ériger semblable monument, avec, pour le coup, les âmes putrides de ses innombrables ennemis.

« Ce soi-disant Conseil des dieux n’est qu’un stratagème grossier qui n’a, de toute évidence, aucune autre raison d’être que de me confiner dans une bulle d’extra-velurs, trancha l’entité funeste qui piratait impunément la carcasse et la volonté primaire de Jean-Paul Sartre, rare humain auquel il accordait un semblant d’admiration, tout en en réprouvant l’excessive sagacité. Reste à savoir, ce qu’on cherche à me cacher, poursuivit-il sur le même ton, mornement métallique. Quant à l’identité de ce “ on ”, pas besoin d’être aussi grand clair que je le suis pour deviner celui qui, derrière ce grotesque enfumage, tire les ficelles. » Ceci dit, il fit mine de tirer une bouffée de sa pipe froide avant de se tourner vers l’atroce dieu des Aveuglements vautré dans un fauteuil empire tendu de soie rouge.

« Qu’en penses-tu, Varahul ? s’enquit le pseudophilosophe.

— Oh, nous, vous savez ? répondit l’interpellé, d’une voix terriblement rocailleuse, après avoir retiré un cigare monumental de sa bouche et avant d’émettre, en guise d’haleinée, quelque mini nuage pyroclastique. Faisant office de bourreau et d’exécuteur en chef, poursuivit-il, nous évitons soigneusement de nourrir quelque opinion que ce soit sur tout ce qui fut, est et sera. Il serait évidemment déplacé, fâcheux et, pour le moins, assez peu professionnel que nous en venions à nous poser des questions à l’heure où, par votre grâce, il nous sera donné d’éradiquer l’Humanité ! » 

Hormis le foulard de soie rouge noué élégamment autour de son cou taurin, au demeurant délicatement assorti au reste du mobilier de la suite, le colosse monstrueux s’affichait, le plus souvent, torse nu et moulé dans un très avantageux pantalon de cuir noir surmontant une longue paire de bottes à l’éclat ténébreux battue par les neuf verges sanglantes d’un terrifiant knout négligemment accroché à sa ceinture. Varahul tirait formellement son style vestimentaire barbare d’une fresque, devenue mythique depuis, le représentant sous les traits d’un titan, avide dévoreur de l’Univers. L’œuvre avait été commise, jadis, par un peintre de Sécoris, un rien halluciné et traumatisé après que l’artiste eut été le témoin malheureux d’une des trop nombreuses épouvantables hécatombes perpétrées par l’odieux dieu des Aveuglements. La peinture constituait, désormais, le morceau de choix de son petit musée personnel des horreurs. Comme aucun miroir n’était, à juste titre, réputé pouvoir soutenir sans dommage son pénible reflet, ce dieu, fléau ultime, ravageur de l’espace et du temps, adorait passer ses quelques moments de narcissisme effréné à reluquer l’ouvrage. Il s’extasiait alors, contemplant durant de longues périodes son éternel sourire, copieusement bardé d’inquiétants crocs. À ce titre, leur proéminence toute particulière n’était pas sans évoquer quelques sauvages et sinistres rivages déchiquetés par de redoutables pitons entre autres écueils minéraux.

De fait, Banur ne pouvait guère escompter plus lamentable capacité d’écoute. Aussi, se sentit-il sourdement soulagé par l’immixtion soudaine dans le Réel de l’entité divine à l’élégance la plus sauvagement virile et à la bouche la plus odieusement obscène. Le non-H posa, aussitôt, sa serre sur l’épaule du régent réfractaire de l’imaginaire.

« Alors, Doma, dis-moi ! Qu’en est-il de la Morphélitis, la porte-flingue de ce sapajou de Valancio, la belle et farouche Noémie ?

— Toujours perchée dans son nid d’aigle reculé ! répondit l’intéressé, par ailleurs tétanisé par l’accablante poigne de l’Inquisiteur suprême.

— Hum !… Bizarre !… Que manigance donc le vieux forban ? »

N’anticipant aucune réplique de quiconque, Banur libéra Doma de son implacable emprise. Perdu dans ses ténébreuses pensées, le non-H retourna vers la fenêtre contempler le jeu de la pluie sur les pavés de Paris tout en tapotant nerveusement sa pipe vide.

« Quel était l’objet de votre discussion ? s’enquit, dans un souffle, un Doma pas entièrement remis de ses émois auprès du dieu vautré des Aveuglements, avant de prendre place à son tour, du bout des fesses, dans un des fauteuils cramoisis.

— Le Conseil des dieux a été convoqué, répondit sobrement le prince de l’Amfhal.

— Et comment se fait-il que je n’en sache rien ? s’agaça le brun pédant de l’Imaginaire.

— Parce que, selon le Dogme, les régents de ton espèce tapissent les tréfonds de l’ordre protocolaire. Ta très chère tante Mirawen ne te tenant guère en quelque estime que ce fût, je présume qu’elle attend la dernière minute pour te faire parvenir l’invitation ; dans l’espoir naïf que tes obligations la privent du déplaisir douloureux de ta présence, » rétorqua sombrement, Banur. Le sarcasme évident de la remarque provoqua un violent accès d’aigreur manifeste chez celui qui était considéré, non sans quelques raisons, par l’ensemble du panthéon comme le plus détestable des parvenus matricides.

« N’y voit aucun jugement de ma part, ô beau prince de l’Imaginaire… ou charriage d’aucune sorte ! Je me contente de te délivrer la vérité toute nue !… Juste les faits ! … précisa le non-H. Il tira une nouvelle bouffée fantôme de sa frigide pipe, le regard toujours perdu dans le miroitement étincelant des pavés mouillés de la place Vendôme, où les plus fameuses enseignes de joaillerie rivalisaient d’éclats aussi luxueux que prestigieux. Bon ! reprit-il, en parlant de faits, je pense avoir rassemblé suffisamment d’éléments à charge pour pouvoir enfin passer à l’action… Pour Noémie, tu es bien certain de ton fait ?

— Tout ce qu’il y a de plus certain, assura Doma. Elle a fait un carnage carrément foudroyant de la troupe aguerrie que j’avais dépêchée dans son antre.

— Hum… Avant tout, respecter la forme !… Et, subsidiairement, les droits de la défense… Il est tout à fait inconcevable que nous puissions, de quelque manière que se fût, soit ou sera, contrevenir aux saints édits du Dogme. Ces mêmes décrets qui assurent, toujours pour l’heure, tant de privilèges à mon si cher “ ami ”… À commencer par celui de voyager où et quand bon lui semble dans l’ensemble de l’Univers, sans craindre qu’un fou fanatique, entre autres idiots cosmiques, ne se pique d’attenter à son existence oiseuse. »

Varahul, drapé d’un voile de havane mâtiné d’un désintérêt patent aussi profond qu’inconséquent de la conversation, demeurait d’un stoïcisme sot des plus convenables. Doma, de son côté, tentait de suivre la pensée de son maître, bien au-delà du charabia oiseux qui en occultait sévèrement les contours. En désespoir de cause, il prit la mine la plus perplexe qu’il avait sous la main avant de déserter son confortable siège pour rejoindre Banur à sa fenêtre, dans l’espoir d’y glaner quelque charitable éclaircissement.

« Cher Doma, reprit le non-H sans, toutefois, daigner l’honorer du moindre regard, pour certains, le Dogme se résume à un fatras foutraque de décrets aux alinéas plus fumeux et spécieux les uns que les autres. Cependant, au-delà de sa forme pompeuse et de son fond insondable, l’ouvrage consacre, tout au long de ses édits, un seul et même message cardinal, sempiternellement asséné : quoi qu’il en fût, est et sera, Banur l’ancien reste le patron. Je ne suis pour l’heure que l’humble délégataire de sa toute-puissance… » 

De l’autre côté de la vitre, l’averse, qui, jusque-là, assombrissait significativement le ciel de Paris, cessa. Jean-Paul Banur se tourna alors vers le fils inique de Sin-Zu.

« Pourquoi Valancio cherche-t-il à faire perdurer le monde tel qu’il est ? Toute création n’est pourtant qu’une bien éphémère perfection, une illusion de complétude appelant à un perpétuel recommencement… »

Doma, toujours à la peine, n’osa guère démentir le non-H.

« … il faut nous rendre à l’évidence ! Tous ne partagent pas notre point de vue. Pire ! À mesure que le temps passe, grandit le nombre de ceux qui se permettent de croire à l’avènement d’un monde soi-disant meilleur, grossissant d’autant la liste de ceux qui conspirent contre nous. Il est donc de notre devoir de les débusquer. Une fois prouvée leur trahison, nous serons en mesure de châtier impitoyablement, avec la plus grande rigueur, ces blasphémateurs parjures au Dogme, hérétiques odieux, laps et relaps. »

Ceci dit, Banur agrippa une corde d’Arhune, se téléportant illico vers le domaine de Mirawen avec la ferme intention de confondre les comploteurs infâmes, censés mettre à profit le foutu Conseil des dieux convoqué par la déesse de la Mort pour tenter d’échapper à sa propre vigilance.

Bien planté dans le Réel de la suite impériale, Doma, toujours en pleine panade, s’adressa, en désespoir de cause, à un Varahul qui, encore vautré dans son fauteuil empire, dégustait avec une niaise volupté son cigare, aussi calme et tranquille que le gars Baptiste.

« Dis Varahul ! As-tu compris ce qu’il attendait de nous, au juste ? Sans doute faudrait-il qu’il songe à préciser quelque peu sa pensée, tu ne crois pas ? »

Le monstre à la dentition unanimement excentrique posa son regard de braise sur le très perplexe régent de l’Imaginaire. Il jaugea la frêle entité divine préférant, au final, garder pour lui ce que la question lui inspirait, en même temps que l’aveu, un rien pitoyable il est vrai, de l’existence en la matière d’une situation analogue du temps de Banur l’Ancien, en, toutefois, méchamment plus sibylline, nébuleuse, hermétique, et tarabiscotée. Il ponctua ses pensées d’une paire de bouffées ardentes tirées de son auguste cigare.

« Alors, que fait-on ? s’enquit la seule divinité qui n’avait pas encore reçu sa convocation au synode divin, mais qui brulait, avant tout, de s’enfuir de ce Réel qui le répugnait tant. Ne penses-tu pas que nous devrions rejoindre Banur au Conseil des dieux ?

— Patience ! Le conseil ne débutera pas avant cinq cycles. En se pointant en avance et à l’improviste sur le plan de la Mort, Banur espère, sans doute, surprendre et démasquer les conspirateurs qu’en votre compagnie, il évoquait tantôt. »