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PROLOGUE

La Mort lui va si bien

Durée de lecture estimée : 4 mn [7 mn à haute voix] – Lisibilité : 31/100

Les regards rougeoyants de la garde d’honneur de la déesse de la Mort ne lâchaient pas, ne serait-ce que d’un simple chronon, les deux divinités qui les passaient en revue. Figés dans un garde-vous des plus comminatoires, cette double rangée de titanesques golems de chair, monstrueux amalgames d’os brisés et de chairs à demi-putréfiées, constituait l’arroi redoutable responsable de la sécurité du Daross, le palais de marbre laiteux servant d’appartements intimes à la déesse Grise. Les deux divins visiteurs composaient, à plus d’un titre, une paire parmi les plus improbables, mal assorties et contrastées qui fut, soit, et sera… À gauche, la belle Umoya au teint de pêche blanche et au regard lilas, déesse de la Connaissance, fille de Valancio, et, par voie de conséquence, sœur de feue Sin-Zu, ex-gardienne tutélaire de l’Imaginaire, ainsi que de l’hôte de céans : la grise Mirawen, régente funèbre du plan de la Mort. À droite, celui à côté duquel la très gracile Umoya apparaissait, trompeusement, pareille à une brindille d’une délicatesse et d’une vulnérabilité extrême : Enoryl. Enoryl : dit « le gros bigleux », dit « le big élégant » ; répondant aussi parfois, quoique systématiquement avec vigueur, aux sobriquets peu amènes : du « vengeur amblyope », de la « divine savate » ou de « l’immanente balance » ; plus vulgairement connu comme dieu universel et champion toute catégorie de la Justice. De fait, cette vertu cardinale était par la présente fort sévèrement personnifiée sous les traits d’un humanoïde râblé et un poil teigneux, bien que toujours tiré à quatre épingles, le plus souvent dans des pompes et des costumes trois-pièces hors de prix, mettant très élégamment en valeur une stature d’athlète, une musculature péplumienne, un teint d’ébène, un rien cireux, une calvitie proprement rutilante, sans parler d’une magnifique paire de favoris liliaux. Quant aux symboles essentiels de Thémis, la cécité d’Enoryl soulignée par l’opacité des verres iridescents de son binocle lui tenait lieu de bandeau, l’équilibre constamment précaire de son pince-nez avait tout de celui d’une balance, et, concernant le glaive vengeur, à la lame dénudée dépourvue de fourreau, il se résumait sans nul doute à une monstrueuse et intimidante paire de battoirs, prompte à la mandale judiciaire, à la poire calotine voire au garrot inquisitoire. La Connaissance et la Justice personnifiée s’engagèrent enfin dans le grand escalier menant aux colossaux propylées eux-mêmes encadrés par deux immenses et forts singuliers obélisques en or-platine massif. Les deux divinités débouchèrent dans le jardin secret des Morts, cadre parmi les plus sereins de toute la création, composé d’un vaste tapis de cendres éternelles, perpétuellement ratissé selon un entrelacs infini et harmonieux de lignes ondoyantes et parallèles, tracées au gré de la météorologie intérieure du conscient et de l’inconscient de la déesse Funèbre. Au cœur de cet improbable jardin minéral, une grande fontaine d’or et d’ivoire déversait, sans fin et alentour, des flots de cendres pulvérulentes. Au centre de cet imposant jeu chryséléphantin de scories, se dressait, en surplomb de l’ensemble, un piédestal sur lequel se tenait la déesse de la Mort. À l’approche des deux divins visiteurs, la douce Anya qui, jusque-là, enlaçait tendrement sa dame grise au niveau de la taille, toussota tout en se détachant de l’élue de son cœur. Mirawen se retourna en direction de sa sœur et de son ami. Après un cheminement sinueux sur une étroite chaussée formée d’une mosaïque d’orgues volcaniques érodées, les divinités de la Justice et de la Connaissance rejoignirent celle de la Mort assistée de la gardienne des âmes. Après avoir recueilli l’assentiment de ses confrères, la déesse Grise convoqua le seigneur Catharsis. Aussitôt, le grand humanoïde hâve et étique apparut, venant compléter le cercle des conspirateurs avec, somme toute, une élégance empreinte de la plus hautaine des distinctions. Alors que l’immense échalas astiquait machinalement son monocle, Mirawen considéra un sillon isolé qui composait une des trajectoires les plus longues scarifiant son vaste jardin de cendre.

« Puisses-tu, ô, ma très chère sœur, incarner le pire cauchemar de Banur ! déclama-t-elle avant de se tourner vers ses co-conjurés.

— Le grand jour, enfin ! plaisanta Enoryl… Il ne nous reste plus qu’à vaincre ou périr !

— Banur est au courant de notre conspiration ! lâcha avec fraicheur la déesse Funeste, douchant sèchement par la même l’enthousiasme général.

— Comment la chose est-elle possible ? s’enquit la docte Umoya.

— J’ai eu l’éminent déplaisir d’avérer ses soupçons.

— C’est de la pure folie ! s’exclama Enoryl. Qu’est-ce qui t’a pris ?

— Pressée par la serre de l’inquisiteur suprême, j’ai jugé qu’être diluée dans l’oubli n’était pas forcément la meilleure manière d’être encore utile.

— Si nous sommes démasqués, il nous faut renoncer à nos projets, affirma le dieu de la Justice.

— Je ne suis pas d’accord. Je pense au contraire que mon père a tout à fait anticipé l’éventualité de mon passage sous Les Fourches caudines de la très Sainte Inquisition… Cela aura juste achevé de me convaincre du bien-fondé de sa thèse.

— Seule l’humanité a une infime chance de nous sauver ! rappela Umoya. Espérons juste qu’une fois ressuscitée, notre sœur ne se pique pas de redevenir déesse… sous peine de devenir aussi peu redoutable pour Banur que nous le sommes nous-même.

— En effet ! Et connaissant son caractère, il n’y a guère matière sur ce point à faire preuve d’un optimiste débordant, reconnu Mirawen, non sans un soupçon de perfidie sororale. Toutefois, en pénétrant dans la cage des fauves, les pessimistes et les optimistes possèdent foncièrement les mêmes chances de survie. Alors bon ! Autant passer à l’offensive ?

— …

— Catharsis ?

— Maitresse ?

— Vous êtes le premier à entrer en scène. Infiltrez-vous dans le Réel ! Toutefois, vous vous contenterez, pour l’heure, d’observer. Hors de question de donner prétexte à Banur pour anticiper dramatiquement l’immense bouquet final qu’il réserve en guise d’apothéose suprême à la présente Création.

— Il sera fait selon votre volonté, ô, ma Dame !

— Bien ! Que cela ne vous empêche pas pour autant, par tout et en tout, de brandir haut nos couleurs, et, par la même occasion, de moucher les fâcheux, les contempteurs et les défaitistes qui s’aventureraient à dénigrer le triomphe nécessaire de l’héroïque Humanité. »

Alors que Catharsis, au garde à vous, disparaissait, non sans avoir au préalable vigoureusement frappé de son poing sa fière quoique caverneuse poitrine, Mirawen sourit à Anya en se fendant d’un léger clin d’œil.

« Pensez-vous qu’il soit vraiment de taille à remplir le rôle qu’entend lui voir jouer Valancio ? interrogea le dieu vengeur de la Justice ?

— Je connais bien mon Catharsis ! assura Mirawen, il ne devrait guère pouvoir se retenir bien longtemps avant de montrer son vrai visage. Derrière ce faciès grave et austère se cache la créature divine possédant le plus d’empathie envers l’Humanité. Il n’est pas seulement le meilleur et le plus puissant de mes serviteurs… il est surtout le seul capable d’outrepasser le mandat que vient de lui confier sa déesse tutélaire ! »