PROLOGUE
La Mort lui va si bien
Durée de lecture estimée : 13 mn [22 mn à haute voix] – Lisibilité : 36/100
Une fantaisie orographique troublait la morne platitude du plan de la Mort. À sa base s’ouvrait un gouffre ténébreux pareil à quelque goule aussi béante que funeste. La caverne s’enfonçait profondément sous l’étrange mamelon cendreux. Des tréfonds de cette sombre et insondable gargane jaillissait la pâle et vacillante lueur d’un humble flambeau dont les maigres éclats en éclaboussaient les babines et l’orée. Pour le coup, l’ombre d’une silhouette des plus sinistres, vultureusement plantée à l’entrée de la cavité, s’en trouvait démesurément étiré ; une démesure somme toute assez fâcheusement assortie à la pompe, à la perfidie et à l’inhumanité de la créature humanoïde qui lui était associée. Cet éminent fléau, engoncé dans son sempiternel costume trois pièces au motif pied-de-poule d’un beige singulièrement pisseux, fixait les cieux tout en se délectant de la flamboyante agonie d’une de ces glaciales géodésiques qui, vélocement et avant de se sublimer en un vague et diffus souvenir, fendaient la voûte céleste « outrenoir » auréolant ces mornes limbes de ses ultimes feux. Outre l’extrême monotonie du paysage, Banur appréciait tout particulièrement l’ambiance macabre qui nimbait ce sinistre terminus des prétentions. Faisant mine de humer l’empyrée des expirés, le Non-H se laissa gagner par la sérénité lugubre des lieux. Sa méditation fut brusquement interrompue par l’émergence soudaine d’une trajectoire qui, à rebours de ses consœurs et contre toute logique, venait de s’échapper de l’inexorable attraction de la singularité multidimensionnelle terminale formée par le fameux « puits des âmes ». Aussitôt, l’implacable volonté de Banur s’attacha à analyser méthodiquement l’ensemble des caractères du bolide contrariant. Cet examen, aussi minutieux qu’exhaustif, ne lui prit guère plus d’une infime fraction de son attention, le temps d’une ridicule parcelle d’un battement de son cœur postiche. Ceci fait, l’amas gélatineux dépourvu de synapse qui lui tenait lieu de cervelle, se retrouva passablement excité du fait du jaillissement d’une très excentrique, et non moins fort rassurante, impulsion non baryonique venant lui confirmer l’absence absolue de tout danger.
« Mais pour quelle raison, Mirawen vient-elle donc de ressusciter cet humain à l’existence si insignifiante ? Voilà qui alourdit sensiblement les charges auxquelles elle se devra de répondre… »
Après avoir réactivé le contrôle somatique de la piteuse carcasse qui lui servait complaisamment de véhicule, il se remit en route en direction de la grotte. Ce fut d’un pas terriblement décidé qu’il pénétra dans l’abyme. Sans transition notable, il s’enfonça, avec une lenteur des plus pesantes, dans les ténèbres souterraines, bien résolu à surprendre ses prétendus confrères, conjurateurs assurés. Cette catacombe lugubre, taillée à même une veine de marbre noir que non-éclairait en son cœur le flambeau de la torche, constituait le « tombeau des renommées » ; l’une des plus fameuses demeures de la déesse de la Mort. La longue rampe qu’empruntait Banur avait été creusée en forme de langue. Elle conduisait le visiteur, des colossales lèvres grises et ourlées encadrant l’entrée de la caverne, au fond du gosier le plus sinistre où brillait perpétuellement le flambeau de la torche ; fanal à la lueur maladive qui, mainte fois reflétée le long des macabres parois de pierre lisse, apportait l’étincelle du réconfort aux âmes infortunées venues s’échouer sur ces grèves funèbres. Le nouveau maitre du destin s’approcha du mur formant le fond de cet oropharynx minéral. Une fresque composée d’une mosaïque de tessons d’albâtre et d’or en décorait la surface. La pureté aveuglante de l’ouvrage tranchait douloureusement avec l’obscurité laiteuse des miroirs de marbre noir. La composition figurait la lumière enfantant l’Univers au cœur des ténèbres. Après s’être humblement incliné devant l’œuvre essentielle d’Arhune, le Non-H s’enfonça lentement dans la sainte murale jusqu’à s’y dissoudre irrémédiablement. Banur réapparut aussitôt au cœur même de la salle du haut conseil divin. Sans faire plus de cas de l’assistance, il s’accorda le temps de contempler l’immense arène que délimitait une double colonnade de marbre cendreux. Une élégante silhouette féminine, sobrement vêtue d’une toge grise assez tristement assortie à son teint, l’accueillit. Ses cheveux blancs dénoués cascadaient sagement jusqu’à ses mollets. Tout en faisant machinalement rouler entre les doigts de sa main gauche un minuscule grain de sable céleste, la déesse de la Mort s’inclina avec déférence devant celui qui, in Valancio absentia, présidait au destin de l’Univers en même temps qu’il régnait sur son panthéon. Ce dernier lui rendit courtoisement la politesse. Après avoir gracieusement réajusté sa toge, Mirawen bascula solennellement le sablier du Temps qui venait d’apparaitre dans sa dextre. Au même instant, quelque part sur Ilrish, la trotteuse du chronomètre de Valancio démarra sa course folle autour de son axe de platine iridié.
« Qu’Arhune exalte votre bonté, mon Ami, l’accueillit, non sans quelque glaciale chaleur, la déesse Grise tout en se portant à la rencontre de Banur.
— Grâce lui soit rendue ! Et… bénie soit votre sagesse… ma très chère amie !
— Vous me voyez surprise, et même proprement ravie de constater qu’enfin, vous semblez vouloir prendre à cœur vos nouvelles attributions… À peine reçue votre convocation au prochain conseil, voilà que vous accourez, déjà, vous enquérir de l’ordre du jour !
— Les raisons de ma visite tiennent moins aux obligations inhérentes au futur dieu des Dieux… qu’aux œuvres immanentes à ma charge de grand inquisiteur !» asséna froidement le Non-H tout en dévisageant torvement la gardienne tutélaire du plan de la Mort.
Mirawen encaissa en silence sans rien laisser paraitre autrement, de la pointe d’angoisse glacée qui venait soudain de la tarauder. Loin d’être submergée par l’émotion, la déesse Fatale se mit psychiquement en garde, bien décidée à défendre ardemment tout ce qu’il lui serait donné de pouvoir sauver de l’oblitération totale et de l’irrévocable oubli.
« Mais avant d’en venir à ce qui m’amène, poursuivit le monstre, j’apprécierais grandement que vous ayez l’amabilité de bien vouloir m’exposer les raisons ayant présidé au retour de la trajectoire du défunt dénommé Nassim en ses terres natales d’Ilrish ?
— Valancio m’a instamment enjoint de relever les cendres de ce guérisseur contadin. À défaut de nouveau canon, et, dans l’attente du jour où… vous serez, vous-même, investi de plein droit de l’ensemble de ses fonctions régaliennes, Valancio demeure le seul détenteur légitime et absolu des prérogatives divines inhérentes à la tutelle du destin. Les édits du Dogme s’imposant pleinement à mon office, difficile, dès lors, de me soustraire tant à mes obligations cardinales qu’à son auguste et infaillible volonté.
— Pour autant, l’inimputabilité de la faute n’exonère pas de la culpabilité ! Je ne retiendrais, toutefois, de cette résurrection insolite qu’une tentative, bien évidente, de diversion… À l’instar, sans aucun doute, de ce nouveau conseil des Dieux, auquel, pour je ne sais quelle raison saugrenue, vous avez eu le front de nous convoquer… Mirawen soutint sans sourciller le regard divergent de Banur.
— En tant que principal garant du Dogme, vous n’êtes pas sans savoir que, conformément à l’alinéa trois de l’article 64 dudit Dogme, je suis seule responsable de l’intendance du Conseil. Tout comme il m’échoit, notamment, et, par ailleurs, d’en fixer avec vous l’ordre du jour, d’en assurer la tenue, ou, dans la mesure du possible, d’en garantir la courtoisie des échanges. Nonobstant, devançant votre prochaine question, je me dois de préciser que l’alinéa trente-deux, du même article 64 garantit l’anonymat du requérant afin de lui épargner toutes éventuelles représailles de la part de ses pairs…
— Voilà qui est forcément bien commode ! Banur fit apparaitre sa pipe ainsi qu’une longue allumette enflammée. Permettez ?
— Faite, je vous prie ! Après tout, si votre Amfhal est un éternel braisier, mon domaine n’est que cendres…
— Vous êtes, très chère, bien urbaine ! »
Ceci dit, le Non-H porta la bouffarde à sa bouche avant d’en incendier le fourneau.
« J’aimerais tant, voyez-vous ? poursuivit le Non-H en tirant vivement sur sa pipe, pouvoir vous laver entièrement du soupçon de faire ligue avec les lâches traitres qui complotent contre moi… il exhala, en direction de Mirawen, quoique sensiblement au-dessus de son charmant visage un rien plus livide qu’à l’accoutumée, une ineffable bouffée sacrément chargée en suspicieuse ironie, toutefois, reprit-il en dévisageant la Dame grise, la forme particulièrement aigüe de paranoïa, qui à tout instant me taraude, m’empêche résolument de vous considérer comme une amie sincèrement fidèle… et loyale.
— Pour autant, mon soutien ne vous a jamais fait défaut, il me semble ! C’est même ma voix qui fit pencher le vote en votre faveur lorsqu’il nous fallut statuer sur le successeur de mon père.
— Certes ! C’est d’ailleurs parce que je me considère d’abord comme votre obligé, s’inclina le monstre, qu’en “ toute amitié ”, je tenais à partager, de vive voix avec vous, le raisonnement qui m’a conduit à certaines déductions pour ainsi dire aveuglantes de clarté. Si ma démarche s’inscrit résolument dans l’exercice, pour l’heure encore informel, de mes plus hautes attributions, elle n’a aucun autre objet que de me permettre de débusquer les mutins qui, dans l’ombre, en actes ou en pensées, fomentent le reniement du Saint Dogme, et ce faisant, se rendent coupables d’irrémissible apostasie vis-à-vis de l’œuvre suprême d’Arhune… notre Créatrice. Par ailleurs, rien n’interdit, je pense, que l’humble Non-H que je suis, ne s’ouvre de ses conclusions et de ses soupçons éventuels à l’archichambellane du haut conseil divin que vous êtes ?
— En effet, rien ne l’interdit ! Mais compte tenu de la nature de votre réquisition, je crois préférable de prendre les mesures propres à assurer la confidentialité de nos échanges.
— Ma foi, je n’ai rien à cacher ! Pour autant, je ne vois rien non plus à y objecter. Et si cela nous garantit une franche explication… Faites ! »
Mirawen s’avança solennellement au centre de l’arène délimitée par les hautes colonnes. Ce faisant, elle contacta spirituellement Anya pour lui faire part de la soudaine précarité fondamentale de sa position. La liaison ténue avec son âme sœur lui procura une chaleur et un réconfort ineffables, propre à asseoir son courage et sa détermination face au péril suprême incarné dans la peau du « petit homme ». Elle frappa dans ses mains. Les trente-huit colonnes d’albâtre cendreux s’élevèrent jusqu’à venir soutenir la majestueuse voûte céleste figurant l’ensemble de l’Univers. La lumière de la salle du conseil varia notablement alors que le dôme affichait un bouquet de fleurs astrales, composant chacune quelques fameux systèmes stellaires avec leur cortège de planètes et d’étoiles. La Dame grise contempla en silence le merveilleux ballet de l’ordre cosmique tel que la Créatrice l’avait jadis réglée avant de rejoindre Banur, le juge perfide.
« De par votre entremise et cette robuste bulle d’extravelurs, nous voilà donc totalement isolés du reste de la création, je présume ? s’assura Banur.
— Tout à fait, à une enquiquinante exception près, rien ne peut franchir cette barrière suprême !
— Bien ! Examinons donc les différentes hypothèses qui s’ouvrent à nous !
— Quelles hypothèses ?
— La revue de toutes celles et de tous ceux qui, complotant contre le Dogme, sont susceptibles d’avoir provoqué ce conseil pour détourner mon attention ? J’écarte d’office le seigneur des Créatures et des Mutations : Jubal.
— Il serait tout à fait incongru, pour ne pas dire injuste, de soupçonner votre fidèle le plus aveuglément dévoué, concéda Mirawen, non sans quelque acerbe ironie.
— Nous sommes bien d’accord ! Il y a dans le regard de tueur demeuré de ce corniaud, mi-humanoïde mi-bull-terrier, tant de vacuité bestiale que je m’attends à tout instant qu’il se précipite à mes pieds, me faisant fête, la bave aux lèvres, dans l’espoir atterrant que je lui jette… un os à ronger ! Il n’est assurément pas dans sa nature de prétendre mordre la main du maitre qui le nourrit. Je présume qu’il est inutile d’évoquer ici, le cas… de votre neveu ?
— Inutile en effet, à moins de vouloir passer pour le plus vil des malappris. En mon domaine, hors conseil des Dieux, la simple évocation de ce fat phallocrate matricide est strictement prohibée. Inutile tout autant de vous appesantir sur le cas de Varahul.
— Ce n’était nullement dans mes intentions. Le seigneur des Aveuglements est mon bras vengeur et le plus parfait des bourreaux. J’ai, en lui, une confiance tout à fait… aveugle. Non, le premier nom qui m’est vraiment venu à l’esprit est celui d’Elmodé, dieu tutélaire du plan de la Vie ! Il ne fait guère de doute que le dieu de la Vie me hait !
— Il faut dire qu’il se voyait déjà sur le trône de mon père ! Trône qu’au demeurant vous lui soufflâtes sous le nez !
— Avec votre concours, très chère… avec votre concours ! Reste que son bellissime chevaleresque n’a d’égal que son impétuosité qui, avec sa force et sa hardiesse, bien plus que la valeur de ses armes à l’éclat pareil à celui d’un miroir de bordel, constituent sans doute parmi les arguments les plus percutants qu’il puisse m’opposer.
— Le fait est que le lustre des armes du chevalier au cygne surpasse largement celui de ses talents martiaux. Par ailleurs, pour espérer pouvoir s’opposer à vous de manière un tant soit peu décente, encore faut-il jouir d’un soupçon d’intelligence.
— “ Exit ” donc Elmodé de la liste des suspects ! Hangotti, Aarul et Apphratt.
— Le Corrupteur, le Vaniteux et le Tentateur : l’infâme triplette. Je croyais qu’ils avaient fini par adhérer à votre funeste point de vue ?
— En effet ! Ce sont de bien précieuses recrues. Grâce au concours de ces trois abjections qui, avec talent, flattent éhontément les plus bas et vils instincts de l’humanité, nous parvenons sans peine à confiner celle-ci dans sa fange primordiale. Je n’ai guère rencontré d’équivoque à dissiper les concernant. Dès lors, mes soupçons se sont, si j’ose dire, naturellement, portés sur Hilmar. Un cas intéressant que le dieu des Protections, de l’Honneur et de la Bonté.
— Avec Elmodé, ils forment une jolie paire. Bien qu’Hilmar avec son austère et ténébreux habit de pénitent et son sempiternel tricorne puisse trompeusement passer pour la contrepartie d’Elmodé et de son attirail de foire.
— Même profil, et, bien que dans un style sensiblement différent, même forme de pureté fanatique, drapée dans une virginité et un romantisme radicaux, aussi ridicules que foncièrement équivoques, le tout pétri de préjugés avec un penchant, somme toute, nettement plus prononcé pour le mysticisme et l’exaltation du côté d’Hilmar. En fait, tout bien considéré, Hilmar, le sombre pénitent, me laisse bien plus l’impression d’avoir affaire au dieu des Cons qu’à une menace.
— Il y a sans doute pour vous, bien plus matière à tirer profit de son séidisme qu’à redouter son influence, son ingérence ou ses interactions. Avec un soupçon de doigté, vous pourriez même en faire une de vos jolies petites marionnettes.
— Oui… peut-être ! C’est à voir… même si je n’ai quand même pas vocation à recycler tous les bras cassés de la création. Que pensez-vous de la déesse de la Nature et de la Fertilité ?
— Afindra ? Vous pouvez faire un lot avec sa jumelle : Fraë, la déesse de la Beauté et de l’Instant ! Tendance exhibitionniste, ainsi que toute autre forme de considération, mise à part, je crains que leur allure envoûtante s’avère d’un embarras proprement cardinal, et, in fine, carrément contre-productive.
— J’avoue que ces deux allumeuses, avec leur sacrée manie de se balader constamment dans leur plus céleste apparat, risqueraient fort, au moindre de leur passage dans le Réel, de précipiter une bonne partie de l’humanité dans un maelström passionnel totalement dénué de joie, d’espoir et de salut… Mais comme ces deux splendides cagoles forment avant tout une merveilleuse paire d’idiotes…, je ne pense pas que Valancio se soit encombré de leurs charmes stériles.
— Et Dowen ? tenta une Mirawen, qui sentait désormais les effroyables mâchoires du piège Non-H lui titiller atrocement la gorge.
— Il est vrai que j’ai désavoué le dieu des Maladies. Sa longue et vaine traque de Saint Effer aura fini de le discréditer à mes yeux. Toutefois, je doute que ce fayot squelettique, pour fourbe, pathogène et contagieux qu’il puisse être, ait suffisamment de muscles, de cœur, de sang et de tripes pour oser fomenter contre moi, quelque vendetta que ce soit. Ce paillasson osseux, carpette poisseuse des plus obséquieuses, préfère consacrer l’ensemble de ses ressources à tenter de rentrer en grâce. Enoryl, le dieu de la Justice, en revanche, ferait un bien meilleur conjuré. Remarquablement intelligent, féal d’Umoya, votre si charmante sœur qui, en son nom… ou celui de votre père, m’espionne sans cesse dans mon intimité, sur Everest.
— Peut-être…
— Je crois comprendre votre perplexité. Trop voyant, trop prévisible et finalement beaucoup trop évident. La Justice agit toujours au grand jour, faisant à tout propos œuvre d’édification ! Elle demeure aveugle, éthiquement incorruptible et terriblement indépendante. Autant de vices qui disqualifient en tant que discret relais opérationnel de votre paternel. Umoya fixée, car bien trop occupée à me coller aux basques, les autres ne pouvant réellement espérer faire le poids… vous serez sans doute d’accord avec moi pour dire qu’il ne reste véritablement… que vous !
— …
— Rien à déclarer pour votre défense ? s’enquit glacialement le Non-H, tout en posant pesamment sa serre homicide sur l’épaule nue de la déesse de la Mort… une confession, un aveu, une ultime parole ? rajouta-t-il d’une voix, soudain terriblement éraillée, aussi atrocement métallique que sinistrement dissonante.
— Seigneur Non-H, Juge suprême par la volonté d’Arhune, requérez donc, et, aussitôt, je me soumettrais humblement à votre inquisition souveraine. Essentiellement et substantiellement, j’ouvre de bonne grâce à votre exhaustive instruction, mon temple le plus intime.
— Voilà qui est tout à fait inattendu… dans le secret de votre esprit, en vous, je trouverais donc matière à vous acquitter, à vous absoudre ou… à vous dissoudre irrémédiablement dans l’oubli. »
Mirawen ferma les yeux. Les odieux tentacules spirituels du monstrueux Non-H violèrent littéralement l’esprit de la déesse, éclairant crument de la lumière obscène de son immonde volonté jusqu’au moindre de ses souvenirs, jusqu’au plus fou de ses espoirs, jusqu’au plus vil de ses dégouts, jusqu’au plus intime de ses secrets. Ce faisant, le Non-H perdait peu à peu de sa mâle contenance ; sa grotesque carcasse virant à un éclat métallique terne et mat ; sa serre meurtrissant âprement la chair délicate d’une déesse Grise remarquablement impassible.
« J’avoue que je n’imaginais pas l’ampleur du dégout que ma personne vous inspire. Elle est belle votre soi-disant “ bienveillante neutralité ”. En fait, rien chez moi ne trouve grâce à vos yeux, et, en la matière, votre exécration ne souffre d’aucune singularité. Toutefois, contrairement à votre père, à votre sœur ou à Enoryl, vous ne vous bercez d’aucune illusion.
— Le rêve et l’espoir n’ont point leur place en mon domaine, répondit Mirawen avec un détachement proprement glacial.
— Position que je partage et que je respecte. Pour autant, votre haine à mon encontre est absolue et ne soutient aucune comparaison… Pourquoi, détestez-vous tant ma Non-Haine de l’humanité ? Pourchasser le désordre, l’entropie et l’anarchie à travers tout l’univers pour en expurger le chaos, tel est mon Saint Office. La seule voie qui vaille en définitive pour préserver l’harmonieuse symétrie originelle voulue par Arhune… En fait, vous haïssez moins mon projet… que ma résilience… votre hostilité pour essentielle qu’elle soit, n’est, au final, en rien personnelle : vous abhorrez juste tout ce qui prétend échapper à votre emprise… Avant tout, c’est votre propre impuissance qui vous est insupportable… Vous obéissez fidèlement, ou plus justement filialement à votre père, mais vous ne croyez aucunement dans ses chances de victoire… Comment pourrais-je vous tenir rigueur d’être aussi lucide ? »
Reprenant une consistance plus humaine, Banur retira ses tentacules obscurs de l’esprit et sa main de l’épaule de Mirawen y laissant fugitivement de bien sombres et hideuses marques.
« Déesse tutélaire ou Non-H, pouruivit Banur, nous restons, avant tout, des fidèles serviteurs du Dogme ; comme frère et sœur, ne vous déplaise, en inhumanité. Quel intérêt, dès lors, aurais-je à vous éradiquer de la Création ? Il me faudrait vous trouver un remplaçant, et, nous savons bien tous deux, désormais, que je ne pourrais guère escompter dénicher aussi sage et brillant seigneur funeste que vous. Vous êtes mon ennemie ! La belle affaire ! Vous et votre pitoyable bande de conjurés à la manque pouvez continuer à conspirer tout votre soûl tout en ruminant l’évidence de votre impuissance. Je n’ai strictement rien à craindre de vous ou de vos amis… pas mêmes de votre père. »
Banur, le visage atrocement barré de son sourire le plus sarcastique, tira une longue bouffée, ranimant pour le coup le fourneau de sa pipe tout en enfumant les limbes d’une nauséabonde nuée bleutée.
« Je suis proprement enchanté que nous ayons pu avoir cette franche conversation. Je vous absous donc de l’ensemble de vos péchés. Au plaisir, Madame, de vous revoir tantôt, pour votre déplaisir le plus souverain, j’imagine, lors de ce prochain conseil des Dieux »
Banur disparu, Mirawen leva la cloche d’extravelurs avant de contacter Anya. Elle lui confirma ses ordres tout en fixant pensivement l’issue invisible que Banur venait d’emprunter.
« Souffrez, sombre et tout-puissant seigneur Banur, marmonna-t-elle entre ses dents serrées, que je tire des limbes, celle qui va jeter à bas votre pédante et odieuse tyrannie ! »