PROLOGUE
La mort lui va si bien
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À perte de vue s’étalait la vaste plaine morne et cendreuse du plan de la Mort. Les ténèbres sans texture et sans fond qui en coiffaient la surface désertique étaient à tout instant lacérées par plusieurs milliers de raies ardentes, substantifications locales d’ultimes feux existentiels. Au terme de leur voyage interplanaire, chacune de ces trajectoires devenait irrémédiablement captive de l’ergosphère d’une singularité primordiale, vers le centre de laquelle elle convergeait selon un tracé foncièrement géodésique. Par-delà l’horizon des évènements de ce maelström multidimensionnel à l’envergure située bien au-delà de toute commune mesure, se trouvaient, nichés en son cœur, parmi les plus étranges et fabuleux des artéfacts. L’objet, dans sa projection tridimensionnelle, apparaissait pareil à quelque formidable machinerie toute en rouages, pignons, tiges, barillets, rochets, pistons, oscillateurs, résonateurs et échappements. Le tout actionnait tout un jeu atrocement complexe de miroirs et de lentilles. Chaque trajectoire terminale était piégée par cet automate lustral. Dès lors, l’engin merveilleux œuvrait à leur dissection méticuleuse en un bouquet infiniment multicolore de rais cohérents, aussitôt triés par nature et recombinés en une palette de pinceaux, ensuite agrégés en un faisceau de jets, in fine focalisés vers les cinq colossaux diamants orientables enchâssés au centre d’une titanesque étoile en rhodium iridié. Ces souvenirs, raffinats issus de la diffraction ultime de chaque trajectoire existentielle au travers de ces cinq « prismes de Vérité », étaient dirigés vers l’une ou l’autre des innombrables cellules platinoïdiques qui tapissaient les parois du « Puits des Âmes », y gravant pour l’éternité, et par sublimo-condensation fermio-majoranique, ce que les dieux appelaient les archives des « Vanitatem Vitae ». Ainsi purgée des pensées rémanentes, la trajectoire essentielle poursuivait son plongeon vertigineux vers les tréfonds du gouffre insondable. Elle venait grossir l’Aliaë, le puissant fleuve éthéré qui, après quelques fort méandriques divagations, se muait au final en une majestueuse cataracte de nues tumultueuses se perdant dans l’immense collecteur des âmes en attente de réincarnation. En lisière de la lèvre inférieure du monstrueux abîme, un couple d’humanoïdes observait en silence le ballet prodigieux de la titanesque machinerie divine. La haute silhouette masculine, monocle vissé sur l’orbite droite et burette de graissage d’argent à la main, apparaissait aussi froide, rigide et sinistre que semblait chaleureuse, gracile et avenante sa blonde, sublime, quoiqu’un rien évanescente, consœur. Toutes deux se tournèrent soudain de concert vers la cellule numéro deux de la vingtaine de niches platinoïdiques capables de capturer à elles seules, la totalité des harmoniques existentiels : pensées et mémoires, réussites et échecs, peines et joies, frustrations et passions… d’une vie vieille de plusieurs milliards de cycles divins.
« Avez-vous pu localiser sa sépulture ? demanda la belle Anya, délicieusement travestie d’un pantalon moulant de jodhpur blanc glissé dans de fines bottes noires et surmontées d’une affriolante chemise à jabot diaphane, fort généreusement échancrée jusqu’au nombril.
— La tombe est située dans le cimetière royal, répondit l’inquiétant Catharsis. Bien qu’il ne reste de sa dernière incarnation que quelques rares ossements passablement poussiéreux, nous disposons de tout le nécessaire pour assurer sa résurrection. J’ai pris la liberté d’anticiper le démarrage du processus de restauration charnelle. Lorsque le nouveau corps sera fin prêt, vous n’aurez plus qu’à lui redonner vie.
— Fort bien ! Il ne nous reste plus, dès lors, qu’à attendre… ce que, du fait de notre essence, nous faisons assurément le mieux… »
Catharsis, la face aussi sombre qu’impénétrable, dévisagea la sublime gardienne des âmes. Anya se figea soudain.
« … Notre déesse tutélaire vient de me donner l’ordre de ressusciter le dénommé Nassim, s’étonna-t-elle.
— Ne devions-nous pas nous consacrer à la palingénésie de madame la sœur cadette de notre déesse ?
— Il n’y a guère d’ambiguïté sur l’urgence de l’injonction de Mirawen. Je dois procéder sur le champ au lever de sa sépulture, répondit Anya. »
La jeune favorite de la déesse de la Mort claqua des doigts. Les cinq prismes monumentaux s’activèrent illico.
« La vie de ce péquin est archivée en cellule Quattuorvigintillion B vingt-quatre cent seize. Je procède donc au tirage de sa plaque platinoïdique », marmonna sombrement l’éminent anti-croquemort en astiquant son lorgnon au revers de sa lugubre redingote. Aussitôt, des tréfonds du gouffre sans fond, parvint l’écho de l’ouverture d’une chambre mémorielle. Un bras articulé surgi de la machinerie divine plongea dans sa direction afin d’y collecter le négatif mémoriel du peu glorieux passé d’un honnête paysan-rebouteux. Muni du masque-matrice concerné, le bras arachnéen réapparut soudain. Avec une célérité qui le disputait en prodigieux à la précision du geste mécanique, l’arachnoïde iridescente plaça la plaque platinoïdique en ciblage direct du prisme qu’Anya, d’un geste gracieux, venait de mettre en mouvement. La gardienne des âmes invoqua quelque hermétique formule thaumaturgique dont elle seule avait le secret. Aussitôt, et contre toute attente, un rai de lumière surgit de l’Aliaë. Le rayon s’éleva le long du puits des âmes, passant en revue l’infinité des cellules mémorielles qui en tapissait les parois, pour venir traverser à rebours l’alignement polarisant des cinq diamants et finir par frapper la plaque mémorielle ciblée. Après réflexion, le faisceau incident disparut dans les entrailles de la « mirabilium machina » les quelques chronons nécessaires à la recombinaison finale de l’âme et de la mémoire du désormais, ex-défunt.
« Vraiment, du bien bel ouvrage que tout ceci… s’extasia froidement Catharsis, le regard tourné sur la trajectoire rétrograde qui, jaillissant de l’automate divin, s’échappait de la singularité vers le plan de la Mort, et, au-delà, vers le Réel abritant son ancien réceptacle de chair, en voie dorénavant de décomposition… Toutefois, dame Anya, cet incident imprévu ne risque-t-il pas d’attirer trop tôt l’attention sur nous, et, par la même, de trahir nos visées et nos ambitions ? J’espère que notre Déesse a bien pesé les conséquences de cette décision.
— Qui sommes-nous, vous et moi, pour oser douter de l’éminente sagesse de notre maitresse ? » répondit la blonde Anya en toisant le très guindé exécuteur des hautes œuvres de sa déesse, non sans un soupçon d’une forme particulièrement glacée de mépris. Ce qui ne l’empêcha pas pour autant d’interroger mentalement son amante de corps et de cœur.
« Hum !, s’exclama la gardienne des âmes, soudain perplexe, Mirawen, je cite, “ espère juste que son grand tout-fou de père sait ce qu’il fait ”
— Oh putain, c’est reparti… marmonna, l’impavide et inflexible Catharsis. Nous allons encore devoir naviguer à vue, en pleine bouillasse crasse et au rythme frénétique des improvisations hystériques de Valancio. Ce n’est pas ainsi que nous triompherons de la monstrueuse saloperie qui ose se prétendre notre seigneur et maitre. »