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PROLOGUE

Les deux banur

Durée de lecture estimée : 7 mn [11 mn à haute voix] – Lisibilité : 34/100

Suite « Eglantine », un sinistre bonhomme, en costume pied-de-poule d’un jaune passablement douteux, jetait un regard strabique sévèrement divergent sur la place Vendôme située en contrebas. À l’instar de ce funeste personnage, la suite impériale du Ritz avait déjà connu un nombre assez désespérant d’habitués atrocement embarrassants. Sans doute fallait-il pour apprécier pleinement le lieu avoir un goût aussi prononcé que feu le Reichmarschall Hermann Goëring pour le faste clinquant un rien suranné, sans oublier, bien sûr, la chasse, les mâles travestissements et les délices de la pipe. Tout en mâchouillant pensivement la lentille de la bouffarde dont la tige était implacablement soumise à l’empire de son index, Banur contemplait les pavés luisants sous la pluie et l’éclairage prodigue de la place qui illuminait en son centre la pile d’airain de Napoléon. Le mémorial, dressé jadis par le génial tyran vainqueur d’Austerlitz, invitait le lugubre non-H à ériger semblable monument, avec, pour le coup, les âmes putrides de ses innombrables ennemis.

« Ce soi-disant Conseil des dieux n’est qu’un stratagème grossier qui n’a, de toute évidence, aucune autre raison d’être que de me confiner dans une bulle d’extra-velurs, trancha l’entité funeste qui piratait impunément la carcasse et la volonté primaire de Jean-Paul Sartre, rare humain auquel il accordait un semblant d’admiration, tout en en réprouvant l’excessive sagacité. Reste à savoir, ce qu’on cherche à me cacher, poursuivit-il sur le même ton, mornement métallique. Quant à l’identité de ce “ on ”, pas besoin d’être aussi grand clair que je le suis pour deviner celui qui, derrière ce grotesque enfumage, tire les ficelles. » Ceci dit, il fit mine de tirer une bouffée de sa pipe froide avant de se tourner vers l’atroce dieu des Aveuglements vautré dans un fauteuil empire tendu de soie rouge.

« Qu’en penses-tu, Varahul ? s’enquit le pseudophilosophe.

— Oh, nous, vous savez ? répondit l’interpellé, d’une voix terriblement rocailleuse, après avoir retiré un cigare monumental de sa bouche et avant d’émettre, en guise d’haleinée, quelque mini nuage pyroclastique. Faisant office de bourreau et d’exécuteur en chef, poursuivit-il, nous évitons soigneusement de nourrir quelque opinion que ce soit sur tout ce qui fut, est et sera. Il serait évidemment déplacé, fâcheux et, pour le moins, assez peu professionnel que nous en venions à nous poser des questions à l’heure où, par votre grâce, il nous sera donné d’éradiquer l’Humanité ! »

Hormis le foulard de soie rouge noué élégamment autour de son cou taurin, au demeurant délicatement assorti au reste du mobilier de la suite, le colosse monstrueux s’affichait, le plus souvent, torse nu et moulé dans un très avantageux pantalon de cuir noir surmontant une longue paire de bottes à l’éclat ténébreux battue par les neuf verges sanglantes d’un terrifiant knout négligemment accroché à sa ceinture. Varahul tirait formellement son style vestimentaire barbare d’une fresque, devenue mythique depuis, le représentant sous les traits d’un titan, avide dévoreur de l’Univers. L’œuvre avait été commise, jadis, par un peintre de Sécoris, un rien halluciné et traumatisé après que l’artiste eut été le témoin malheureux d’une des trop nombreuses épouvantables hécatombes perpétrées par l’odieux dieu des Aveuglements. La peinture constituait, désormais, le morceau de choix de son petit musée personnel des horreurs. Comme aucun miroir n’était, à juste titre, réputé pouvoir soutenir sans dommage son pénible reflet, ce dieu, fléau ultime, ravageur de l’espace et du temps, adorait passer ses quelques moments de narcissisme effréné à reluquer l’ouvrage. Il s’extasiait alors, contemplant durant de longues périodes son éternel sourire, copieusement bardé d’inquiétants crocs. À ce titre, leur proéminence toute particulière n’était pas sans évoquer quelques sauvages et sinistres rivages déchiquetés par de redoutables pitons entre autres écueils minéraux.

De fait, Banur ne pouvait guère escompter plus lamentable capacité d’écoute. Aussi, se sentit-il sourdement soulagé par l’immixtion soudaine dans le Réel de l’entité divine à l’élégance la plus sauvagement virile et à la bouche la plus odieusement obscène. Le non-H posa, aussitôt, sa serre sur l’épaule du régent réfractaire de l’imaginaire.

« Alors, Doma, dis-moi ! Qu’en est-il de la Morphélitis, la porte-flingue de ce sapajou de Valancio, la belle et farouche Noémie ?

— Toujours perchée dans son nid d’aigle reculé ! répondit l’intéressé, par ailleurs tétanisé par l’accablante poigne de l’Inquisiteur suprême.

— Hum !… Bizarre !… Que manigance donc le vieux forban ? »

N’anticipant aucune réplique de quiconque, Banur libéra Doma de son implacable emprise. Perdu dans ses ténébreuses pensées, le non-H retourna vers la fenêtre contempler le jeu de la pluie sur les pavés de Paris tout en tapotant nerveusement sa pipe vide.

« Quel était l’objet de votre discussion ? s’enquit, dans un souffle, un Doma pas entièrement remis de ses émois auprès du dieu vautré des Aveuglements, avant de prendre place à son tour, du bout des fesses, dans un des fauteuils cramoisis.

— Le Conseil des dieux a été convoqué, répondit sobrement le prince de l’Amfhal.

— Et comment se fait-il que je n’en sache rien ? s’agaça le brun pédant de l’Imaginaire.

— Parce que, selon le Dogme, les régents de ton espèce tapissent les tréfonds de l’ordre protocolaire. Ta très chère tante Mirawen ne te tenant guère en quelque estime que ce fût, je présume qu’elle attend la dernière minute pour te faire parvenir l’invitation ; dans l’espoir naïf que tes obligations la privent du déplaisir douloureux de ta présence, » rétorqua sombrement, Banur. Le sarcasme évident de la remarque provoqua un violent accès d’aigreur manifeste chez celui qui était considéré, non sans quelques raisons, par l’ensemble du panthéon comme le plus détestable des parvenus matricides.

« N’y voit aucun jugement de ma part, ô beau prince de l’Imaginaire… ou charriage d’aucune sorte ! Je me contente de te délivrer la vérité toute nue !… Juste les faits ! … précisa le non-H. Il tira une nouvelle bouffée fantôme de sa frigide pipe, le regard toujours perdu dans le miroitement étincelant des pavés mouillés de la place Vendôme, où les plus fameuses enseignes de joaillerie rivalisaient d’éclats aussi luxueux que prestigieux. Bon ! reprit-il, en parlant de faits, je pense avoir rassemblé suffisamment d’éléments à charge pour pouvoir enfin passer à l’action… Pour Noémie, tu es bien certain de ton fait ?

— Tout ce qu’il y a de plus certain, assura Doma. Elle a fait un carnage carrément foudroyant de la troupe aguerrie que j’avais dépêchée dans son antre.

— Hum… Avant tout, respecter la forme !… Et, subsidiairement, les droits de la défense… Il est tout à fait inconcevable que nous puissions, de quelque manière que se fût, soit ou sera, contrevenir aux saints édits du Dogme. Ces mêmes décrets qui assurent, toujours pour l’heure, tant de privilèges à mon si cher “ ami ”… À commencer par celui de voyager où et quand bon lui semble dans l’ensemble de l’Univers, sans craindre qu’un fou fanatique, entre autres idiots cosmiques, ne se pique d’attenter à son existence oiseuse. »

Varahul, drapé d’un voile de havane mâtiné d’un désintérêt patent aussi profond qu’inconséquent de la conversation, demeurait d’un stoïcisme sot des plus convenables. Doma, de son côté, tentait de suivre la pensée de son maître, bien au-delà du charabia oiseux qui en occultait sévèrement les contours. En désespoir de cause, il prit la mine la plus perplexe qu’il avait sous la main avant de déserter son confortable siège pour rejoindre Banur à sa fenêtre, dans l’espoir d’y glaner quelque charitable éclaircissement.

« Cher Doma, reprit le non-H sans, toutefois, daigner l’honorer du moindre regard, pour certains, le Dogme se résume à un fatras foutraque de décrets aux alinéas plus fumeux et spécieux les uns que les autres. Cependant, au-delà de sa forme pompeuse et de son fond insondable, l’ouvrage consacre, tout au long de ses édits, un seul et même message cardinal, sempiternellement asséné : quoi qu’il en fût, est et sera, Banur l’ancien reste le patron. Je ne suis pour l’heure que l’humble délégataire de sa toute-puissance… »

De l’autre côté de la vitre, l’averse, qui, jusque-là, assombrissait significativement le ciel de Paris, cessa. Jean-Paul Banur se tourna alors vers le fils inique de Sin-Zu.

« Pourquoi Valancio cherche-t-il à faire perdurer le monde tel qu’il est ? Toute création n’est pourtant qu’une bien éphémère perfection, une illusion de complétude appelant à un perpétuel recommencement… »

Doma, toujours à la peine, n’osa guère démentir le non-H.

« … il faut nous rendre à l’évidence ! Tous ne partagent pas notre point de vue. Pire ! À mesure que le temps passe, grandit le nombre de ceux qui se permettent de croire à l’avènement d’un monde soi-disant meilleur, grossissant d’autant la liste de ceux qui conspirent contre nous. Il est donc de notre devoir de les débusquer. Une fois prouvée leur trahison, nous serons en mesure de châtier impitoyablement, avec la plus grande rigueur, ces blasphémateurs parjures au Dogme, hérétiques odieux, laps et relaps. »

Ceci dit, Banur agrippa une corde d’Arhune, se téléportant illico vers le domaine de Mirawen avec la ferme intention de confondre les comploteurs infâmes, censés mettre à profit le foutu Conseil des dieux convoqué par la déesse de la Mort pour tenter d’échapper à sa propre vigilance.

Bien planté dans le Réel de la suite impériale, Doma, toujours en pleine panade, s’adressa, en désespoir de cause, à un Varahul qui, encore vautré dans son fauteuil empire, dégustait avec une niaise volupté son cigare, aussi calme et tranquille que le gars Baptiste.

« Dis Varahul ! As-tu compris ce qu’il attendait de nous, au juste ? Sans doute faudrait-il qu’il songe à préciser quelque peu sa pensée, tu ne crois pas ? »

Le monstre à la dentition unanimement excentrique posa son regard de braise sur le très perplexe régent de l’Imaginaire. Il jaugea la frêle entité divine préférant, au final, garder pour lui ce que la question lui inspirait, en même temps que l’aveu, un rien pitoyable il est vrai, de l’existence en la matière d’une situation analogue du temps de Banur l’Ancien, en, toutefois, méchamment plus sibylline, nébuleuse, hermétique, et tarabiscotée. Il ponctua ses pensées d’une paire de bouffées ardentes tirées de son auguste cigare.

« Alors, que fait-on ? s’enquit la seule divinité qui n’avait pas encore reçu sa convocation au synode divin, mais qui brulait, avant tout, de s’enfuir de ce Réel qui le répugnait tant. Ne penses-tu pas que nous devrions rejoindre Banur au Conseil des dieux ?

— Patience ! Le conseil ne débutera pas avant cinq cycles. En se pointant en avance et à l’improviste sur le plan de la Mort, Banur espère, sans doute, surprendre et démasquer les conspirateurs qu’en votre compagnie, il évoquait tantôt. »