PROLOGUE
Les deux Banur
Durée de lecture estimée : 6 mn [160mn à haute voix] – Lisibilité : 43/100
« Bon ! Et je fais quoi, moi maintenant, avec ce macchabée sur les bras ? » pestait Valancio, en détaillant le corps qui marinait au fond de la fosse mortuaire, à demi immergé dans un infâme brouet à base de bandelettes détrempées, de barbaque faisandée, de fleurs défraîchies, d’insectes noyés et de coulures de glaises.
« Vu d’ici, cela n’a pas l’air d’être trop moche. Il faudra juste composer avec un cadavre de deux jours, qui, compte tenu de la fraîcheur et de l’humidité ambiante, ne devrait pas être trop mité. »
Le Dieu brun et hirsute jeta un rapide regard autour de lui avant de contacter l’ainée de ses filles.
« Dis voir, Mirawen ! Tu aurais pu attendre un poil avant de le rappeler à toi celui-là. C’est que j’en avais besoin, moi, de ce zigue… rapport à notre plan ! Un long silence s’imposa en guise de prélude à la réponse.
— NOTRE plan ? s’étonna spirituellement la déesse de Mort. Père ! Pour pouvoir le considérer comme tel, encore eût-il fallu, au préalable, que vous eussiez consenti à en partager les indistincts contours avec vos alliés. Pour ce qui me concerne, cet homme devait mourir. Donc, il est mort ! Remarquez ! Vous seriez arrivé, ne serait-ce qu’avant-hier, vous le trouviez plus vif que mort.
— Peut-être ! N’empêche, qu’en l’état, il risque fort de ne pas être en mesure de compléter son destin… eut égard à nos ambitions.
— Vous m’en voyez prodigieusement navrée. Aurais-je été informée de l’importance de l’individu dans l’exécution de VOTRE plan que j’aurais pu sans doute prendre certaines dispositions le concernant.
— Eh bien ! Maintenant que tu es informée, qu’attends-tu donc pour prendre toutes les dispositions nécessaires afin que le motif puisse réintégrer fissa sa carcasse et que le tout puisse sortir, dans une intégrité potentiellement fonctionnelle, de ce sacré putain de trou boueux à la con !
— …
— S’il te plait, très chère et tendre fille, funeste prunelle de mes yeux !
— La course de sa trajectoire funèbre s’est éteinte récemment… L’âme du défunt a dû être fraîchement archivée par Anya. Je vais donc demander à la gardienne des âmes d’insuffler un supplément de vie à sa dépouille. Pour le reste, je suis persuadée que vous vous en débrouillerez très bien tout seul. Sinon, histoire de m’organiser en vue d’éviter de nouvelles déconvenues du même tonneau, auriez-vous la gentillesse, Père, de bien vouloir m’indiquer jusqu’à quand, vous comptez relever tout ce qu’Ilrish compte comme cadavre frais ?
— Proprement hilarant… merci quand même ! »
« Bon ! Un miracle, ça doit avoir de la gueule : question de standing et de réputation, » murmura-t-il en se frottant les mains, alors qu’il prenait position au pied du tombeau. Il ferma les yeux et écarta les bras. Alors qu’Anya, la gardienne des âmes, se tapait l’essentiel de la besogne de ramener le vieux grabataire à la vie, il tourna théâtralement son visage vers les cieux, et, d’une voix aussi impérieusement futile que possible, tonitrua :
« Lève-toi… et marche ! »
Alors que de terribles harmoniques divins emplissaient les nues, un corps atrocement endolori renouait, à son corps défendant, avec son âme meurtrie. Le tout s’étonnait déjà d’être à demi enseveli dans un bain de boue glacé, le visage recouvert d’une vieille serpillère moisie.
« Attrapez ma main, mon vieux, que je vous sorte de là, proposa Valancio.
Le ressuscité parvint à dégager sa tête du linge qui lui servait de linceul. Il considéra froidement la main tendue d’outre-tombe.
— Où suis-je ? s’enquit-il, à tout hasard. Vous êtes le passeur ? se démentit-il aussitôt, fort d’une pleine panade cérébro-spinale.
— Grand moi-même, non ! Je ne suis que le dieu du Destin… Valancio pour vous servir ! En fait, pour être plus précis : ex-dieu du destin ; ex-dieu des dieux ; aussi connu, du temps où je régnais sans partage sur l’Univers, sous le nom de Banur. Enchanté de faire votre connaissance, Nassim. Nous allons faire ensemble un petit bout de route, et, j’en suis sûr, de fort grandes choses. »
L’à nouveau moribond saisit la main secourable quoique divine et, dans un concert de gémissements pathétiques et d’affreux grincements de rotules, parvint à s’extirper de son tombeau.
Alors que la pluie redoublait, le sorti-du-trou scruta tout en frissonnant les environs immédiats. Profitant de ce que l’ex-défunt reprenait cafardeusement contact avec la réalité, Valancio combla féériquement la tombe désertée avec la quantité adéquate de terre glaise.
« Voilà une bonne chose de faite ! Les fossoyeurs n’auraient sans doute pas mieux fait ! D’autant qu’ils sont plus ronds que la queue de leurs pelles respectives. Aussi, croiront-ils tout bonnement avoir déjà fait le boulot. »
Ceci fait, le divin barbu contempla l’humain piteusement détrempé et à demi-recouvert d’une boue aussi collante qu’épaisse.
« Oui ! Bon !… Je crois bien que je vous dois quelques explications. Voilà ! Je vous ai déterré parce que j’ai besoin de vous pour m’aider à clore l’incident Isalawa !
— L’incident Isalawa ?
— L’affaire n’est certes pas simple à exposer ! Par où commencer ? hésita, le glandeur céleste tout en se caressant pensivement la barbe… Toute religion, voyez-vous, même animée des plus louables intentions, cherche systématiquement à imposer sa morale, à défaut de ses lois, comme socle irréfragable de toute société à laquelle elle participe.
— Si vous le dites ! répondit Nassim entre deux frissons couinants et trois claquements de dents.
— Je suis, croyez-moi, fort bien placé pour en parler… J’ai, moi-même, commis sur la question un ouvrage de référence : le Dogme. Il régit l’existence d’un panthéon, d’un clergé et de leurs croyants ainsi que de leurs pratiquants, tout en les encourageant, sur le point délicat de l’éthique, au plus vigoureux, radical et arbitraire des prosélytismes… J’ai pris, depuis, mes distances avec ce culte… et incité les plus progressistes de mes fidèles à en faire de même. Isalawa, une démone majeure, était, en quelque sorte, la figure de proue de cette rébellion.
— … Une démone ?
— Une démone ! Oui !… Une de mes nombreuses adeptes appartenant à la branche armée de mon ancien clergé… une émissaire fanatique qui ne s’embarrassait guère de diplomatie ou d’arguments civils pour convertir les âmes récalcitrantes… le genre de jolie fille qu’il valait mieux éviter de croiser le soir au fond d’une rue déserte… au fait, c’était quoi déjà la question ?
— L’incident Isalawa.
— Ah oui ! L’incident Isalawa ! En fait, il s’agit juste du léger infléchissement de la trajectoire de cette démone… Enfin, je dis “ juste ” par excès de modestie mal placée… Objectivement, ce fut un coup de maître dont je ne suis pas peu fier. Alors que tout le monde tenait pour impossible qu’un serviteur divin puisse s’affranchir de son asservissement au Dogme, voilà-t-il pas qu’une primodémone y parvenait toute seule comme une grande… enfin presque… En tout cas, je ne vous explique pas le tintouin semé par cette apostasie ! Toutefois, en dépit de l’ampleur du scandale et du sacrilège réunis, ce lancement prometteur ne pouvait guère, en l’état, espérer dépasser le stade de simple caillou dans les saintes sandales du divin. Je ne vous propose rien de moins que de m’aider à faire de cette esquisse de début le prélude au commencement de la Fin ! Ou, si vous préférez, faire de ce scandale de bénitier un piège à con cosmique que je me propose, avec votre concours, de refermer, en temps voulu, sur le délicat mollet du gogo adéquat.
— Je ne comprends strictement rien à ce que vous dites !
— Fort heureusement pour vous, il n’a jamais été nécessaire de tout saisir pour entrer à mon service… une foi inébranlable a longtemps suffi. Depuis que je me suis converti à une forme assez radicale d’athéisme, la foi en moi-même n’est même plus requise. Je m’astreins, tout de même, à croire en ma propre existence. Mais je suis, désormais, bien résolu à cesser d’imposer mon point de vue à toutes et à tous, et à tout bout de champ. J’arrête donc d’influencer le destin de l’Humanité et la course de l’Univers, ainsi que toutes les autres peccadilles du même tonneau… Enfin, telle est mon ambition, à plus ou moins courte échéance… En attendant, je compte bien, avec votre aide, profiter de mes ultimes prérogatives célestes pour le plus grand triomphe et la plus grande gloire de mon nouveau culte… hum, bon ! Maintenant que vous voilà brillamment affranchi, il est plus que temps de nous arracher d’ici et de nous mettre enfin au boulot. »
Ceci dit, Valancio tourna les talons et, d’un pas décidé en dépit d’appuis précaires, entreprit de dévaler la colline à bride rabattue. Au bout d’un moment, n’entendant aucun pas, glissade, ni même juron, gémissement et autres grincements derrière lui, il s’accorda une courte halte, histoire de vérifier l’état de sa troupe. Cette dernière, pliée pitoyablement en deux, essayait de reprendre péniblement son souffle, une poignée de toises à peine sous le sommet. Après un bref soupir de dépit, l’énergumène chamarré exécuta un nouveau demi-tour et, à grandes enjambées, rejoignit bientôt le reste de sa compagnie.
« Marcher à ma suite n’a jamais été de tout repos, reconnu le divin escogriffe. Aussi, votre grand âge, pourrait-il constituer, à la longue, un léger handicap.
Nassim toujours hors d’haleine, perclus de rhumatismes et accessoirement gagné par une inquiétante paralysie du côté gauche, se contenta d’acquiescer.
« Si je ne m’abuse, vous étiez un peu beaucoup le rebouteux du patelin, non ?
— … le guérisseur !
— Si vous voulez ! Enfin quoi, vous aviez bien quelques accointances avec la nature du vivant ? »
Nassim opina à nouveau.
« Parfait ! Alors, que diriez-vous de devenir druide ? Attention, pas le druide à la petite semaine que tout un chacun peut rencontrer avec sa serpe et son gui au coin des bois. Non ! Le genre de druide avec un D majuscule ; le type qui envoie du lourd.
— Vous m’avez vraiment bien regardé ?
— Il va de soi que vous ne pouvez pas rester dans cet état. Comme je m’y connais question miracle, je vais vous concocter une allure d’athlète ; le genre terriblement raccord avec l’éclat de votre regard aux chatoiements d’une aube azurée ! »