PROLOGUE
Les deux banur
Durée de lecture estimée : 10 mn [17 mn à haute voix] – Lisibilité : 34/100
Fleur à la bouche et baladeur sur les oreilles, Valancio s’abandonnait entièrement au rythme de la musique. Les intervalles justes et les saints cantiques, entre autres actions de grâce, ne parvenaient plus, et ce depuis belle lurette, à assouvir pleinement l’obsessionnelle mélomanie compulsive de ce fervent adepte de la résonance naturelle. De fait, son vice addictif réclamait désormais : du groove, de la fusion et du désir ardent, flirtant au besoin avec la métallurgie lourde. Aussi, le vieillard chamarré, gambadait-il allègrement par la cambrousse du Gardemont tout en esquissant, de temps à autre, d’audacieux pas de danse, troublant au passage sérieusement la quiétude des bois et des champs par ses beuglements et ses déhanchements enfiévrés. La faune locale, une fois surmonté le choc de la première rencontre, ne pouvait raisonnablement qu’admirer l’exubérance, la joie de vivre et la prodigieuse santé de cet étrange individu. Alors que son corps s’agitait de manière frénétique, l’énergumène laissa ses pensées vagabonder de vagues impulsions en folles trajectoires. Il songea d’abord à sa belle Noémie dont l’apparition, à bien des égards, avait eu l’effet d’une bombe sur l’innocente et paisible cité de Kallindia. L’esprit du barbu concentra dès lors son phénoménal flux d’ondes positives sur Mirawen, la plus fondamentalement mortifère de ses filles, et, accessoirement, des divinités. Il accompagna sa décharge thaumaturgique d’une série de dandinements suggestifs agrémentés de râles prétendument lyriques et de poses singulièrement équivoques, le tout à destination d’un public autant improbable qu’averti, se résumant, pour le coup, à un couple novice de sangliers argentés qui, le primochoc passé, fila sans demander son reste dans la direction opposée à l’individu. Satisfait de sa prestation, il consulta sa montre et tiqua : il était atrocement en retard. Levant les yeux aux cieux, il jeta son dévolu sur un lourd nuage noir qu’il s’amusa à déformer jusqu’à lui faire prendre l’aspect d’une grosse tortue, symbole éminent de son très erratique vagabondage. Son nébuleux forfait perpétré, il haussa les épaules avant d’esquisser un nouveau pas de danse s’achevant par une glissade plus ou moins contrôlée.
« Mon successeur est, par essence, totalement incapable de se soustraire au diktat du Dogme, songea-t-il soudain, aussi, se fera-t-il un devoir d’honorer l’invitation de ma très chère Mirawen. Et pendant que se tiendra cette assommante mascarade de conseil des dieux, moi, Valancio THE GREAT, je vais jouer mon va-tout. »
Alors que l’agité du bocage, un rien extatique, se redressait triomphalement, son crâne hirsute rencontra rudement quelque branche sournoise. Promptement ramené à de plus âpres considérations, il pesta, fit halte, et, fronçant dramatiquement les sourcils, scruta les ténèbres. Dans l’épaisse et humide pénombre, une buse fondait silencieusement sur une musaraigne. Renonçant à ergoter avec lui-même, il reprit à tue-tête les paroles d’un sombre couplet « d’Emerson Lake & Palmer », où il était vaguement question d’une reine gitane, d’une guillotine et d’un soupçon de vaseline. La nuit, de son côté, achevait d’engloutir l’horizon. Après avoir vainement tenté d’engager la conversion avec l’accipitriforme borné, par ailleurs accaparé par le déchiquetage avide et méthodique de sa proie, Valancio se contenta de déplorer la misère intellectuelle du rapace buté, avant de reprendre sa marche d’un pas décidé pour aussitôt trébucher sur une souche dérobée. Contraint à une nouvelle halte, il en profita pour replacer le casque de son baladeur qui avait inopinément glissé de ses oreilles.
« Bon ! Ce n’est pas tout ça, mais où donc se trouve ce sacré village ? » s’enquit-il, abruptement, auprès d’un renard terrifié de se retrouver nez à truffe avec ce mélomane enragé. Le goupil, non sans prudence, détala prestement. Après avoir à nouveau consulté sa montre, qui s’entêtait à lui rappeler les proportions singulièrement monstrueuses prises par son retard, le vénérable barbu lui emboîta le pas.
Depuis quinze jours et autant de nuits, des pluies diluviennes s’abattaient sans relâche sur le moyen pays. Tant et si mal que les cours d’eau du cru, pourtant réputés débonnaires, avaient fini par prendre la mouche en même temps que la clef des champs. De son côté, la terre détrempée s’avérait bien impuissante à contenir les racines des arbres dont les houppiers déplumés ployaient tant sous les bourrasques qu’ils menaçaient, désormais, de s’écrouler, à tout instant, sur l’amas de chaumières putrides, sommairement dressées à la frontière du domaine royal et répondant au toponyme, un rien chagrin, de Farhum. Après une nuit d’errance, passablement humide, dans des contrées rendues inhospitalières par les tempêtes, guidé successivement par un renard aux abois, une chouette mal réveillée et une volée d’hirondelles insomniaques, Valancio se présenta, tout dégoulinant, à l’entrée de cette triste bourgade perdue au sein d’une nature chiche, rude et cruelle. Planté au milieu du bourbier qui tenait lieu de rue principale au patelin, le barbu scruta la centaine de masures qui le composait. Il aperçut un groupe de mornes pécores qui, dévalant en glissant d’une colline, se pressait vers une bicoque nettement plus grosse et un rien moins délabrée que ses voisines. Une enseigne, sévèrement rongée par la rouille, trahissait la fonction roborative de l’établissement. Il ôta le casque de son baladeur, stoppa la musique (ELP, Fanfare for the common man) et rangea l’appareil du vingt et unième siècle dans sa besace étanche. D’un pas rendu mal assuré par la boue argileuse, il se dirigea vers la taverne qui, en dépit de l’heure matinale, semblait être, déjà et encore, le siège d’un rassemblement communautaire des plus festifs. Chemin faisant, Valancio ne put s’empêcher de sauter, joyeusement et à pieds joints, dans une nappe de gadoue sensiblement plus profonde que le reste de la chaussée. Il y macula ses cuissardes écarlates sous le regard médusé de deux porcs affectés qui passaient par là. Devant les hures offusquées de ces deux respectables représentants de la bourgeoisie porcine, il prit un malin plaisir à les toiser, d’un air salement sarcastique.
« Si l’un d’entre vous a quelque raison que ce soit de s’élever contre mon projet, qu’il parle sur le champ, ou se taise à jamais ! », les admonesta-t-il.
Les grouinements confus et contrits reçus en guise d’apologie invitèrent Valancio à faire une entrée triomphale dans la taverne dite du « chat mort ». Exaltation qui, bien qu’un rien déplacée, passa en grande partie inaperçue tant l’endroit était plein de tout ce que le bourg comptait comme habitants éperdus. L’irruption du divin barbu parvint, toutefois, à distraire fugitivement l’inextinguible soif qui taraudait le gosier d’un trio d’habitués attablé en rond autour de la meilleure des tables communes de l’établissement. L’ex-dieu hirsute en cuissardes détailla d’abord le sieur Corin, dit Sombrebuse : une créature trapue et vaguement campaniforme dont la longue barbe grise pouvait, assurément, faire douter quiconque tenté de parier sur la réussite de son évidente tentative de métamorphose en barrique. Après un large contournement du sujet, son regard émeraude se porta sur son voisin. L’homme, fort précairement assis à sa droite, apparaissait, à plus d’un titre, aux antipodes de Sombrebuse. Sec et athlétique, ledit Simon Paturel semblait bénéficier encore d’au moins un pied et un œil assez honnêtes, et ce, en dépit d’une friponnerie rouée forte de cinquante printemps passés au grand air à courir les bois, piéger les bêtes, tanner les peaux et braconner le reste, non sans quelque verte prédilection, au demeurant jamais démentie, tant pour les discrets détroussages que les troussages outrés. Entre les deux, le gros Jeanbon complétait de son mieux cette fine triplette tout en dévisageant éhontément le Dieu des dieux. Sentant percer, par-delà les effets délétères de l’alcool, le malaise de l’individu, Valancio fut la proie de quelque doute soudain. Aussi, profitant de la présence providentielle alentour d’un épouvantable miroir, s’enquit-il auprès de son reflet retors d’une éventuelle cause à l’émoi postéthylique dudit Jeanbon. La glace figurait, sans trop de vergogne, quelque dandy grison, sobrement revêtu d’une étrange redingote à capuche d’un mauve criard jetée par-dessus une curieuse chemise verte échancrée soulignée d’un liseré bleu-blanc-rouge. Une large ceinture à l’obscène boucle d’argent retenait une fort avantageuse culotte moulante, zébrée de gris et de noir que recouvraient d’immenses cuissardes écarlates généreusement crottées. Rassuré par l’élégance de la perfection divine de sa fort spécieuse cinquantaine rayonnante, il haussa les épaules avec perplexité, avant de se perdre dans la contemplation de la batterie de cuivres mal lavés qui encadrait une tête de sanglier grossièrement naturalisée. Ce faisant, il laissa ses pensées dériver en direction du Krak de Kallindia, histoire de prendre contact, de manière aussi totalement impromptue que résolument dissipée, avec sa plus fidèle alliée ailée.
« Ô, ma douce et belle colombe, proche est l’heure, désormais, de l’assemblage périlleux des composés les plus explosifs de ma sulfureuse potion. Tiens-toi prête ! Et surtout, prends bien garde à ne point trop te prélasser entre les draps voluptueux de ta nouvelle couche balnéaire.
— Ô, auguste puissance, puisse ta désinvolte fausse crétinerie jeter son dévolu sur toute autre tourterelle que ta très dévouée, et par trop affligée, servante. Car, non content de m’avoir condamné à jouer, durant des éons, les nurses de fer et les geôlières effarouchées, voilà que ta toute-puissance entend me réduire, d’ores, au rang de soubrette lascive, entièrement soumise tant au diktat qu’à la lubricité d’un machisme triomphant. De quels arguments, forcément solides et pénétrants, prétends-tu donc user dans l’espoir de me faire avaler que récurer, à genoux, croupe relevée, les planchers de la taule contribue, sans doute aucun, à la préservation de l’espèce ? À moins bien sûr, que, divin entremetteur, tu ne souhaites en ton for intérieur que j’ouvre au final, de gré ou de force, mes cuisses à l’un ou l’autre des libidineux reproducteurs indigènes ! »
La Morphélitis ne semblant guère d’humeur causante, Valancio coupa le lien en fronçant les sourcils.
« Ça faisait un bail qu’on n’avait pas reçu la visite d’un bouffon, lança Corin.
— D’un bouffon… étranger, corrigea doctement Jeanbon.
— Je reconnais bien là l’esprit d’hommes de l’art, répliqua l’interpellé, son plus beau sourire en bandoulière. Le barbu ravi s’approcha, promptement, du trio de pochtrons attablés en faisant remarquablement fi des regards torves et ondoyants qui le dévisageaient, ainsi que des trajectoires excentriques méchamment chaloupées des autres éthylonautes croisant sur son cap. Messieurs ! vous me voyez positivement enchanté de faire votre connaissance ! Vous n’allez sans doute pas me croire, mais figurez-vous que c’est précisément vos trognes que je m’attendais à trouver céans… Enfin, pour être tout à fait juste, j’avais en tête moins un trio qu’un quatuor ! » ajouta-t-il, les sourcils toujours froncés.
Comme par magie, le barbu immense et longiligne fit mine d’ouvrir sa redingote à capuche en faisant glisser un simple doigt le long d’une curieuse jointure. Les trois poivrots ébaudis restèrent cois face à l’individu qui, au centre de sa chemise d’un vert douloureux, exhibait quelque signe cabalistique immaculé souligné de quatre mystérieux glyphes assortis : « UFRA ». S’emparant comme par enchantement d’un improbable tabouret, il s’attabla à son tour.
« Permettez ? »
Autour de son sourire enjôleur se dessinait un visage taillé à la serpe, remarquablement asymétrique et copieusement mangé par une luxuriante crinière ténébreuse d’où émergeaient deux prunelles d’un vert proprement phosphorescent. Il émanait de l’ensemble une puissance inouïe, qui n’avait d’égal que l’incommensurable détachement de l’énergumène. Corin tenta bien de soutenir son regard… en vain. La tête lourde et la vue passablement troublée, ledit Sombrebuse finit par essuyer les larmes qui lui brulaient les yeux pour découvrir, à l’instar de ses compagnons, quatre chopines enchantées toutes mousseuses d’une bière divine au puissant pouvoir dégrisant. Quoique l’attention s’avérât totalement superflue, Jeanbon s’empressa aussitôt d’inviter l’inconnu, au demeurant déjà attablé, à se joindre à eux. De son côté, Corin approcha du merveilleux breuvage, non sans une prudence toute relative, le patatoïde qui lui tenait lieu de fraise. Son regard s’éclaira soudain, et, sans attendre de trinquer, il s’empara de la chope devant lui pour en engloutir, avec gourmandise, une généreuse lampée.
« Mordious ! la gourgandine tabasse sévèrement le palais ! proféra-t-il en contemplant sa chopine avec dévotion.
— Qui que vous z’êtes, au juste ? questionna Simon, d’un air qui se voulait soupçonneux, tout en portant son propre godet à ses lèvres.
— Valancio, pour vous servir !
— Et qu’est-ce qui, que, quoi, vous z’amène, chez nous autres ?
— Je suis à la recherche de… volontaires ! »
Mettant soudain sa voix de stentor en sourdine, Valancio se rapprocha, et, usant de sa dextre en guise de paravent, il poursuivit, cette fois-ci, sur le ton de la confession :
« Pour m’aider à libérer le… Gardemont ! »
Aussitôt, Jeanbon manquant de s’étouffer recracha sa bière au visage de Corin, alors que Simon, dans un irrépressible accès de fou rire, perdait l’équilibre sur sa chaise et partait à la renverse. Tandis que rien ne semblait plus pouvoir s’opposer à l’implacable diktat de la gravité ainsi qu’à la rude et funeste rencontre de la nuque de l’intéressé avec le plancher, une main, autant divine que providentielle, le rattrapa au vol pour le remettre machinalement d’aplomb, faisant montre, au passage, d’une vivacité et d’une force en tous points prodigieuses.
« Libérer le Gardemont ! Elle est bien bonne celle-là ! s’esclaffa Jeanbon.
— Le libérer de qui ou de quoi au juste ? compléta Corin en s’essuyant avec sa manche.
— De la connerie, peut-être bien ? tonitrua, Jeanbon en riant de plus belle.
— Grand moi-même ! rien d’aussi prétentieux ! répondit Valancio, tout en passant sa main devant le regard pétrifié d’un Simon Paturel soudain aussi livide que méchamment dégrisé. Non ! Comme je vous l’ai dit, c’est quatre que je m’attendais à vous trouver. En fait, sauf votre respect, messieurs, c’est Nassim que je suis venu chercher !
— Hélas, M’sieur, j’avions bien peur que le Nassim, y soit point encore assez bien vaillant pour se joindre à vot’ compagnie, s’excusa Paturel qui profitait de l’occasion offerte par ce subit accès de rassurante réalité pour tenter une sortie de torpeur en trombe.
— Et qu’est-ce qui vous permet d’affirmer cela ?
— Ben d’abord, il y a ses rhumatismes, précisa Jeanbon. Nassim a été de tout temps le guérisseur du bourg. Toujours chez l’un ou chez l’autre, par monts et par vaux, à pas compter ses heures, ses lieues et sa fatigue. Faut dire que c’est pas l’ouvrage qui manque par ici avec les accidents de travail, la plaie des champs, les morsures, les piqûres, les marais et la fièvre des eaux mortes, sans parler des bêtes, des vieux, des naissances et des autres petits bobos. Aussi, je crois bien qu’avec tout ça, il n’avait guère le temps de s’occuper de lui… d’où les rhumatismes.
— Sans parler de la gâterie de l’âge…, renchérit Corin. Il partait pas trop de la cafetière, mais, ces derniers temps, on entendait bien grincer ses rotules à dix bonnes toises à la ronde. Remarquez que ça n’avait guère l’air de le gêner, vu qu’il était à peu près sourd comme un pot et presqu’aussi bigleux qu’une chope !
— De menus détails que tout ça ! Rien de bien méchant, somme toute…
— … J’entends bien ! Par contre, vous ne pensez pas que le fait qu’il soit canné y a deux jours de là, ça puisse un chouïa contrarier vos projets ?
— Foi de moi-même, ce n’est pas impossible ! Mais, dites-moi, vous êtes sûr de votre fait ?
— C’est que j’avions, à la noirceur d’hier, porté le compère en terre, affirma Simon Paturel.
— Ah oui ! Ça, c’est bien fâcheux, en effet ! jugea Valancio. Mais pourquoi, fichtre, personne ne me dit jamais rien !
— Bé, on savait pas ! se justifia Jeanbon en se méprenant lourdement sur la nature de ladite personne. C’est justement, sa mémoire que, céans, nous honorons !
— Conformément à la tradition ! ajouta Corin.
— Tradition ?
— Tradition ! confirma Simon, à tout hasard. Après quoi, à la noirceur de ce soir, ceusses, qui pourrons encore se tenir un brin debout, processionneront jusqu’à son trou. Façon de voir si, feu le Nassim, il y est toujours allongé dedans, et que, s’il n’en est point déjà parti, il y est toujours partant. Après quoi, les mêmes ceusses, ils s’y lui reboucheront le trou.
— Je vois ! Et où donc, puis-je trouver la dépouille de notre regretté compagnon ?
— Ben ! comme vient de dire le Simon, à cette heure-ci, en fait, vous devriez pouvoir trouver le trépassé dans sa tombe… Au cimetière… En haut de la colline… Normalement, vous pouvez-pas le rater ! Il est au fond du grand trou à côté du gros tas de glaise.
— Merci, mes amis ! Continuez à boire à la santé de son âme ! Le reste, j’en fais mon affaire ! »