PROLOGUE
PAR LA FOUDRE ET PAR L’ÉPÉE
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Morsubite, les deux pieds à nouveau bien ancrés dans le Réel, semblait touché par la grâce. Aussi, ses sens le ramenèrent-ils fort brutalement aux tristes réalités qui affligeaient copieusement son quotidien. De nouvelles plaintes s’élevaient de la troupe de ses guerriers parvenant même, en dépit de la pluie, des bourrasques, du torrent et du tonnerre, à franchir l’orée du pavillon de ses très délicates oreilles. Un syndic de fous furieux, tant présomptueux que terrorisés, réclamait jusqu’au retour immédiat au clan. Morsubite se mit au diapason du Géfroi en tentant par ses hurlements de surpasser le fracas de la tempête. La montagne avec le malicieux concours les cieux ombrageux releva fièrement le gant. Une aveuglante série d’éclairs jaillit de sa barbe ténébreuse. Aussitôt, sa formidable « tonitruance » engloutit les mugissements du chef de guerre. La foudre se déchaînait, frappant à une cadence infernale la masse magnétique du gigantesque monticule de fer constituant le pic. La roche, habituellement si sombre, vira de manière inquiétante au vert phosphorescent. En contrebas, la Dive continuait d’enfler monstrueusement, grondant de façon assourdissante sous les chocs titanesques d’immenses rochers emportés par les flots comme de vulgaires fétus de paille.
Icosalth aidait les deux dernières mules à rejoindre le reste de la colonne. Le vieux shaman flanqué de trois gardes constata que Joris et Manzal n’étaient pas les seules bêtes à avoir les nerfs à vif. Ployant sous les bourrasques, il s’approcha de son chef gagné par une certaine lassitude.
« Que se passe-t-il ?
— Cette bande de lopettes veut rebrousser chemin, beugla Morsubite.
— Ils n’ont pas tout à fait tort, hasarda le Shaman tout en demeurant résolument stoïque. S’il était conscient de disposer de l’attention et de l’oreille de Morsubite, il savait avant tout ne pas trop en abuser.
— Jamais ! La pluie va cesser ! hurla le commandant tentant une nouvelle fois de couvrir de sa voix, le fracas de la rivière déchaînée.
Icosalth regardant le ciel en douta sérieusement.
— La montée à la forteresse dans ces conditions n’est que pure folie. »
Morsubite haussa les épaules et grogna.
Le guérisseur, la sagesse incarnée, pensa qu’il était raisonnable de ne pas insister plus avant.
« Abritons-nous le temps de laisser passer l’orage, » lâcha-t-il en s’en retournant à ses mules.
Ce fut le moment que choisit la Dive pour commencer à submerger le seul viaduc susceptible d’amener la piteuse bande de Morsubite sur la rive opposée de la rivière en furie. Dépité par ce nouveau revers de fortune, le commandant balzath autorisa Morsaille à monter le camp à l’abri d’inquiétants blocs rocheux tout juste arrachés à la montagne.
Les vaches pissèrent dru sur les têtes des Balzaths une journée durant. Le froid et la pluie constante gangrenèrent lentement les bribes de moral de la consternante horde, jusqu’à lui suggérer de se mutiner. Morsubite fut tout autant surpris que diverti par l’audace de ses guerriers. Cette révolte ne constituait en rien une menace sérieuse pour ce champion clanique ayant massacré en combat singulier près de deux cents créatures et survécu dans l’arène à des bêtes sauvages jaugeant plus de cinq fois sa taille. Dans un baroud aussi bref que brutal, il écharpa quinze des siens. Cet impromptu exercice physique eut la vertu de calmer ses nerfs et de mater la sédition. Morsaille, qui était derrière cette piètre tentative d’insurrection, se cacha, tentant de se faire oublier au milieu des siens. Morsubite chargea quelques Balzaths à la versatile fidélité de se saisir de son lieutenant. Magnanime, le serviteur de Doma accepta un entretien diplomatique avec le meneur des mutins. L’art oratoire chez le Balzath à crinière brune était proverbialement rudimentaire. Les pourparlers se résumèrent donc à une horrible tête ensanglantée, rebondissant sourdement sur le sol détrempé. Brandissant ostentatoirement son cimeterre sanguinolent, le chef de clan balzath fixa agressivement l’ensemble de sa troupe.
« Des suggestions ? Des remarques ? Une envie pressante de mettre un terme définitif à vos souffrances ? »
Icosalth s’approcha de la dépouille fragmentaire de Morsaille.
« Non ! laisse pourrir cette ordure ! Que sa carcasse nourrisse les charognards, que ses os servent d’exemple, et que son esprit aille effleurer la porte des cauchemars, » lâcha-t-il en expédiant dans le ravin la tête de l’infortuné chef rebelle, d’un pointu aussi rageur qu’atrocement douloureux.
Icosalth se détourna du cadavre, tandis que les autres Balzaths baissaient la tête et se plongeaient, salutairement, dans un silence sépulcral. Morsubite pointa sa truffe vers le sommet de la cime du Géfroi. Une série de violentes bourrasques semblait vouloir enfin nettoyer le ciel. Le paysage, transfiguré par la splendeur de l’astre apparaissant, força les guerriers nyctalopes à masquer leurs yeux et à se replier plus profond sous les rochers. Sous la fine pluie résiduelle, Morsubite, presque jovial, contemplait la montagne et l’arc-en-ciel qui l’enjambait. En dépit de l’excellence de sa vue, il ne distingua pas, en haut du donjon de la forteresse de Mills, la ravissante silhouette féminine à la longue chevelure bouclée et à l’éclatante paire d’ailes qui observait avec gravité la bande d’intrus menaçant son territoire.
Fort providentiellement, la région était affligée d’un climat des plus chaotiques. Des nuages, aussi sombres que la conscience du chef balzath, ne tardèrent guère à refaire leur apparition et à obscurcir opportunément ces cieux ombrageux. Profitant de la noirceur protectrice, les guerriers à crinières brunes s’avancèrent hors de leurs abris de fortune et mirèrent, non sans inquiétude, ce sinistre nid d’aigle, source de leurs déboires passés, présents et… futurs. Flanquant à nouveau un Morsubite exultant, Icosalth découvrit, à son tour, la forteresse. Il était, toutefois, la proie de bien glauque pressentiment. Enfin, outre les douloureuses perspectives d’une pénible ascension et l’angoissante accumulation de néfastes présages, il trouvait le lieu cruellement démuni d’arguments pittoresques. À vrai dire, il ne parvenait pas à échapper à la désagréable impression de contempler son propre tombeau.
Morsubite frisa l’extase lorsqu’il s’aperçut que la Dive amorçait une subite décrue, par ailleurs aussi étrange que le calme poisseux qui avait soudain envahi la vallée. Il pressa les siens de faire leurs paquetages et de lever promptement le camp. Prenant un plaisir manifeste à jouer à cache-cache avec les sombres nuages, il exposa inconsidérément sa troupe en la forçant à traverser l’humide viaduc, aveuglée par l’âpre clarté d’un soleil passablement mutin. Une fois l’obstacle franchit, l’intrépide, fougueux, quoique chanceux chef de guerre consentit à patienter jusqu’à la nuit avant de lancer sa horde à l’assaut de l’abrupte sente grimpant vers la forteresse.
Quand le soleil ne fut plus qu’un vague rougeoiement incendiant les cimes intimidantes, il remit sa harde en marche. Icosalth regarda le chemin périlleux qui serpentait le long de la face nord de la montagne.
« Advienne que pourra ! le shaman jeta un coup d’œil résigné à son chef avant d’ajouter : la mort est somme toute au bout du chemin de chaque créature vivante… »
Morsubite le regarda, cherchant à comprendre la signification de cette phrase. Si sa mission devait se solder par un échec, la mort constituerait le moindre de ses soucis. Doma pouvait très « bien » le contraindre à rêver.
Les guerriers balzaths vécurent une éprouvante ascension rendue terriblement périlleuse par les bourrasques et les rochers rendus glissants de boue. Ils atteignirent la forteresse sous les coups de minuit. Morsubite pouvait enfin se présenter en conquérant au seuil des ruines de l’antique citadelle. À la lueur d’une torche, dont il était le seul à nécessiter l’usage, il examina l’immense bouche de sanglier taillée à même la roche sombre. Il constata, avec soulagement, l’absence de herse, emportée, nonobstant et depuis belle lurette, par le temps et la rouille. Il encouragea, du fouet, ses guerriers à investir la place. Ne rencontrant aucune résistance, ceux-ci prirent prudemment position parmi les ruines de la cour d’honneur, les entrailles tordues par la peur. Une fois le périmètre défensif établi, Morsubite détailla l’endroit. Il ordonna, sur-le-champ, l’assaut du massif donjon carré, qui semblait, lui, n’avoir aucunement souffert des affres du climat. Il monta en solitaire au sommet d’une vieille tour de guet qui surplombait la porte d’accès au château. Du haut de sa vigie, il finit par se faire une idée des fortifications et profita de la lumière de la lune pour découvrir l’étendue vertigineuse d’un horizon s’ouvrant jusqu’à la mer. Il releva que la forteresse de Mils n’était, en fait, qu’un tout petit réduit défensif. Il crut apercevoir une ombre fugitive se dessiner au sommet du donjon avant de constater, sans surprise, mais non sans amertume, qu’en contrebas, régnait l’inorganisation crasse de sa harde. Sa stupide piétaille, inconsidérément éparpillée, se grattait confusément la crinière face à l’intimidant donjon intérieur. La lourde porte verrouillée, qui en gardait l’entrée, résistait, sans trop de peine, aux assauts désordonnés des haches de la horde balzaths. Il hésita un instant, envahi soudain par le découragement et un terrifiant sentiment de solitude. Il combattit ce brusque abattement au moyen de ce qui, bien que constituant à ses yeux son argument le moins percutant, demeurait son ultime recours avant l’usage, si doux et si bienfaisant, de la plus sanguinaire des violences : le hurlement.
« Mais bande de morpions ! sortez-vous les doigts du cul ! et fabriquez-moi un bélier de fortune avec le tronc de ce foutu sapin déraciné aux pieds des remparts sud de cette amfahlée forteresse ! »
À d’autres Balzaths, qui grenouillaient autour des mules, il cria de plus belle :
« Vous attendez quoi bande d’andouilles pour mettre en position le lance-grappins ! »
Furieux, il jeta un dernier regard en direction des terres d’Albasse. Malgré la nuit, les provinces septentrionales du comté de la Marche, éclaboussées par la vive lueur blafarde de la lune, offraient un spectacle impressionnant.
« La position pourrait s’avérer tout aussi utile qu’agréable. L’endroit est réellement idéal pour lancer des opérations sur les riches terres des hommes. Mais trêve de rêverie…, je ne suis pas là pour cela, » marmonna-t-il.
Rejoint par trois guerriers venus quémander son aide afin de forcer la porte du donjon, il les accueillit le visage barré d’un éclatant, quoique fort peu engageant, rictus dédaigneux. Toutefois, il se contenta de leur préciser qu’ils pourraient percer un tonneau de Gurfige à condition de la défoncer rapidement avant d’ajouter, en guise de troublant conseil amical :
« Débrouillez-vous pour que la perspective d’une beuverie redonne un peu de cœur à l’ouvrage à l’ensemble de la horde ! » suivi, à plein poumon, d’un rassurant « Compris ? Bande d’incapables ! »
Dans un accès subit de perplexité et comme rien ne pouvait valoir, à ses yeux, l’autorité oppressive exercée par sa propre personne, Morsubite, emboîta le pas empressé de ses subordonnés. Il dévala l’escalier de sa tour pour faire irruption dans la cour. Ses hurlements, ponctués par les claquements de son fouet, coordonnèrent à merveille les efforts de ses guerriers. Il s’approcha, triomphant, d’Icosalth et frappa le dos du vieillard, que l’atmosphère du donjon rendait aussi inquiet que ses mules. Le Shaman manqua de peu de se fracasser contre l’inébranlable maçonnerie.
« Rien n’est impossible à un Balzath résolu ! Un chef montre la voie, affiche sa détermination et triomphe ! La porte de ce donjon va céder. Notre victoire sera alors totale ! » pérora le meneur.
« Avec tout mon respect, à votre place, j’éviterais de fanfaronner. Je ressens une présence résolument hostile à notre compagnie. Il m’a semblé deviner une sorte de gargouille qui nous observait du haut de ce donjon.
— Ah, une gargouille ? Moi aussi, j’ai vu une forme bouger. Par l’Amfhal, j’en fais mon affaire !
— Je perçois la présence d’une créature bien plus puissante et redoutable qu’un gardien lapidaire. Une créature nommée Morphélitis garde cette forteresse. »
Morsubite railla l’angoisse de son shaman.
« À la grande bibliothèque d’Egyre, j’ai pu étudier un manuscrit humain relatant une confrontation légendaire. Dans une contraction d’espace-temps, des puissances divines se sont affrontées… quels étaient les mots employés déjà ?… Dans une prison de trajectoires ; prison que l’ouvrage situait exactement dans ces montagnes, » précisa le shaman.
Morsubite regarda son mage, les sourcils gravement froncés sous un front plissé de manière impressionnante. Malgré ses efforts, il ne parvenait toujours pas à comprendre un traître mot aux balivernes prononcées par Icosalth.
« Nous sommes deux cents ! Alors, cette “ présence ”, cette “ chose ”, que tu sembles tant craindre, ne m’effraie guère. Je te l’affirme : je vais me rendre maître de cette forteresse, » trancha Morsubite.
Icosalth tenta pourtant désespérément de se faire encore plus clair.
« Je crois chef que vous ne saisissez pas l’ampleur du danger… je ressens une terrible puissance. Si terrible que jamais, je n’imaginais pouvoir en ressentir de telle.
— Vous parlez de moi ? »
L’indicible Verbe venait de s’imposer à la pensée du shaman. Terrorisé, l’esprit de l’érudit balzath flottait au-dessus de son corps et des têtes ahuries de ses comparses. Du haut de sa lévitation transcendantale, Icosalth observa la redoutable gardienne qui guettait ses frères du sommet du donjon.
« Qui es-tu ? questionna l’ectoplasmique balzath.
La terrible volonté qui avait pris possession de sa trajectoire sembla hésiter.
— Euh… bonne question ! En fait… je ne sais pas vraiment. Je suis celui que je voudrais bien être ou celui que tu voudras bien que je sois… Homme ou femme, tyran ou sauveur, Dieu ou esclave, espoir ou fléau. Je peux être, sans forfanterie aucune, tout aussi destructeur que créateur… Est-ce que cela répond à tes interrogations ? »
Alors qu’Icosalth tentait de comprendre ce que la force qui l’assaillait venait de dire, la présence, qui s’était rendue maître de son esprit, prolongea la conversation.
« Étrange qu’un esprit aussi brillant que le tien vienne s’égarer dans cette mésaventure… terriblement hasardeuse… que tu désapprouves de surcroît ! Je crains que ma belle et ombrageuse gardienne ne goûte guère la présence des tiens en son domaine. Sache que j’aurais bien voulu pouvoir te sauver, mais, privé pour l’instant de toute substance, j’en suis malheureusement bien incapable. »
Icosalth n’avait plus qu’un seul souhait : connaître la nature de l’entité dont il était le jouet. Il analysait, en vain, l’origine, tout autant masculine que féminine, de la voix qui hantait sa calebasse.
« Qui es-tu ?
— Tu insistes, mon ami… je l’ignore vraiment… je te trouve attachant. Tu es malfaisant, mais curieux. J’aime que tu ne te satisfasses pas de te laisser imposer tes vues. Tu t’inclines devant les usages de ton clan, mais tu demeures malgré tout jaloux de ton libre arbitre. D’ailleurs, je m’excuse de, temporairement, t’en priver. Ton commandant devrait écouter tes conseils plutôt que de se contenter d’incarner, avec complaisance, le simple rôle de pantin. Maintenant, quoiqu’il advienne, sache que j’ai été heureux de faire ta connaissance : les distractions et les visites sont si rares en ce lieu perdu au milieu des montagnes. Malheureusement, ma gardienne ne devrait plus tarder à passer à l’action. Je vais donc relâcher mon emprise histoire, sait-on jamais, de te laisser une chance d’échapper à ton funeste destin… ce dont, honnêtement, je doute fort. »
Alors que son esprit réintégrait son corps, Icosalth retrouvait, satisfait, sa liberté d’action. Sa joie fut de courte durée. À côté de lui, son chef avait dégainé son cimeterre pour scruter les ténèbres alentour. Les oreilles du Shaman vibrèrent, bien trop vite à son goût, au son des hurlements des siens. La mort venait d’en haut. Une beauté céleste, à la splendide tignasse auburn aux reflets flamboyants, venait de s’élancer du haut du donjon en brandissant son épée-foudre. Son regard saphir, capable à lui seul, d’un simple battement de ses longs cils, de modifier l’inclinaison d’une planète, était verrouillé sur ses proies. Déployant ses deux immenses ailes virginales en vue de freiner son plongeon, elle dévoila malencontreusement ses charmes intimes, par les grâces conjuguées d’une tunique excessivement raccourcie par l’usure du temps et d’une tendance exhibitionniste aussi intense que refoulée.
« Par la foudre et par l’épée ! » furent les ultimes paroles qu’entendit Icosalth. Le Shaman fut transpercé par une formidable décharge électrostatique disruptive et mourut foudroyé comme la presque totalité de la centaine de Balzaths dispersés dans la forteresse. La seconde attaque de la Morphélitis acheva de terrasser ses adversaires paniqués. À l’instar d’un redoutable fléau d’ondes dévastatrices, les immenses arcs électriques semblaient comme obéir à la volonté de la magnifique furie ailée.
Morsubite, insensible, par la grâce de Doma, aux attaques issues du plan de la vie, fut le seul à résister à la tornade énergétique. Promptement, il engagea le fer de la céleste créature et fit splendidement honneur à son nom, transpercé, à son premier assaut, de part en part par l’épée de la Morphélitis. Appuyant sa botte contre la cage thoracique du chef des Balzaths, Noémie dégagea sa lame du cadavre vicié par l’empreinte du Dieu des songes. Elle cracha sur la dépouille du meneur refusant de se souiller au contact de cette présence Sin-Zunite. Alors que l’air était toujours saturé d’énergie statique, la Morphélitis contempla son massacre avant de se détourner de sa dernière victime. À mesure, qu’elle s’en retournait vers la porte du donjon, sa beauté redevint moins irréelle. Arrivée sur le seuil, elle occulta ses ailes. La main posée sur le sein gauche, les yeux clos, elle rendit grâce et rengaina son épée dans le plan de la vie. La belle guerrière rajusta les fragments de sa Kaba, la tunique blanche à la mode d’El-Sayed qui dissimulait si sommairement ses formes avantageuses. La créature à l’éternel printemps fixa la tour. Elle se doutait que l’incursion des Balzaths en son domaine ne devait rien au hasard. Cela dégrada passablement son humeur, d’un naturel déjà peu anticyclonique. L’inflexible probité personnifiée, à l’allure, à plus d’un titre, intimidante, s’approcha de la dépouille du chef. La marque des rêves qui souillait son cadavre l’agressait. Elle exécrait ce plan, et, en particulier, son pervers seigneur, qui avait coutume de lorgner lubriquement sa prodigieuse chute de reins et sa splendide carnation de miel ambrée. L’agression manifeste qu’elle venait de subir ne pouvait en aucune manière être négligée. Elle se devait d’en rendre compte promptement à son maître. Tout en rattachant ses longs cheveux frisés, balayés par le vent, elle l’avertit de la découverte de leur cachette sur Ilrish. Son esprit se synchronisa immédiatement, par l’intermédiaire des cordes d’Arhune, avec une puissance divine. Ce vieux monsieur, nommé Valancio, écouta en silence sa protégée lui faire un résumé de ces exploits. Lorsque vint le moment pour lui de parler, la belle sut qu’elle devait se taire.
« Ma Noémie, tu as bien œuvré ! Je peux donc maintenant te libérer de la surveillance de cette forteresse.
— Après avoir été contrainte à jouer, durant des siècles, les gardes-chiourmes dans un lieu hanté par un spectre, je suis heureuse d’enfin mériter votre considération.
— Oh là ! point d’emballement ma petite ! je te relève de ta surveillance seulement parce que j’ai besoin que tu me rendes un petit service à Kallindia.
— Vous m’aviez pourtant promis, rien de moins que ma liberté.
— Ah !… La Liberté ! relative illusion et inaccessible fantasme ! Considère que, troquant l’exiguïté d’une forteresse pour le confort d’une ville, ta liberté d’action grandit déjà notablement ! plaisanta la surnaturelle et invisible présence divine.
— Grâce vous soit rendue de votre généreuse gratitude ! lâcha Noémie, les dents serrées.
— Dois-je te rappeler qu’aux dernières nouvelles, j’ordonne toujours ? Dès lors, en accord avec les saints édits du Dogme, simple Morphélitis, tu devrais te contenter de continuer à m’obéir ! »
Noémie Issandril mit un genou à terre et baissa la tête en signe d’allégeance. Sans attendre qu’elle laissât exprimer son tempérament orageux, Valancio l’expédia, illico presto, à Kallindia, la faisant transiter, à distance, via une corde d’Arhune jusqu’à sa nouvelle prison. Cet ex-dieu des dieux, maître du Destin et éminent manipulateur devant l’éternelle création, lui avait obtenu un emploi privilégié de servante au château. Ce fut donc, vêtue comme une humble paysanne que, furieuse, Noémie se présenta à l’office.