PROLOGUE
PAR LA FOUDRE ET PAR L’ÉPÉE
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Doma observait ce curieux naute qui, sans aide d’aucune drogue, parvenait à voguer sur les flots pernicieux hantant son domaine onirique. Le Balzath se jouait des écueils où se dressaient, tentatrices lubriques et obscènes, des sirènes revêtant les formes d’irrésistibles absolus femelles de sa race. Ces terribles et obsédants fantasmes cannibales à queue de scorpion étaient les redoutables gardiennes du plan des Rêves. Doma, leur maître, leur intima l’ordre de laisser passer ce fier et incorruptible capitaine qui vint arrimer son esquif sur la brumeuse jetée de son chimérique palais.
Le prince trônait entre deux portes allégoriques. L’une d’elles captait la pâle et éclatante lumière d’une lune bienfaitrice, alors que l’autre n’était qu’une ombre maléfique projetée par un sombre soleil grouillant d’immondes larves fantasmagoriques. Prudemment installé à la frontière de son plan, l’éternel prince des Rêves agrippa la trajectoire de Morsubite et la corréla à celle du rêve le plus fou du balzath. Ce dernier, revêtu de l’allure et de la prestance du chef de guerre ultime, mythique quoique improbable fédérateur de l’ensemble des cinq tribus balzaths, se trouva soudain en présence de son Seigneur.
Doma rayonnait de cette aura incandescente propre à tous les dieux. Selon son humeur et son inspiration, l’éclat de sa formidable beauté pouvait briller d’un charme trouble ou se voiler d’une nuée aveuglante de haine. Polymorphe par nature, son apparence résistait à toute tentative de description. Il émanait de sa personne, outre son aura divine, une falaise vertigineuse de virilité tant sauvage qu’ambivalente. Il aimait ciseler son allure d’ombre et de lumière. On ne retenait de son visage que l’empreinte obsédante de sa bouche obscène si prompte à susurrer de voluptueuses paroles ou à vomir des flots de haine infecte. Ses lèvres, ardentes et charnues, paraissaient toutes droites sorties d’un songe, étrange et pénétrant, où le désir chevauchait la terreur et la luxure copulait avec l’horreur.
Quand le Balzath salua avec déférence l’élégante et auguste décadence, d’un claquement de mains las, le putatif seigneur des songes fit disparaître le fantasme orgiaque mettant en scène de lascives suppliciées tourmentées par de lubriques vestales toutes soumises à sa divine autorité. Il se plaisait à recevoir ses hôtes en toute quiétude et simplicité au seuil même de son royaume. Affichant comme de coutume une courtoisie de façade propre à masquer son mépris de la gangrène humaine, il rendit son salut à Morsubite.
Il n’aimait pas les humains. À peine leur concédait-il d’effleurer son empire barricadé, et encore parce que l’article vingt-sept du Dogme le lui imposait. Cependant, rien dans l’éminent règlement n’interdisait le dédain et la haine de cette écœurante fange composée d’un pullulement copulatoire de races dévoyées. De fait, l’image parcellaire et révélatrice de leurs rêves ne trahissait que trop, à ses yeux, la lamentable futilité de leurs aspirations, leur insoutenable servilité ou leur sempiternelle et méprisable lâcheté. Aussi, redoutant que la souillure en provenance du Réel contaminât son royaume, Doma portait une attention toute personnelle à l’ensemble des flux migratoires et n’accordait qu’au compte-gouttes le précieux sésame donnant accès à son plan.
Il savait, néanmoins, s’asseoir sur ses menues préventions quand il s’agissait d’accueillir Morsubite. Il admirait, tout particulièrement, le calme impressionnant qui habitait le Balzath, lorsque ce dernier entreprenait la lente et méthodique dislocation de ses adversaires. Le capitaine n’était pas de ces femmelettes ou de ces visqueux imposteurs, qui présentaient la fâcheuse coutume d’habiller leurs déviances coupables d’encombrantes et vaines probes prétentions. La cruauté barbare de Morsubite tirait son essence d’une très simple, très sincère et très bestiale rage de vivre. La bienveillance du dieu n’allait pas, toutefois, jusqu’à lui accorder sa pleine confiance. En dépit de la rafraîchissante barbarie de son adepte, Doma demeurait terriblement méfiant, tant grande lui apparaissait la perfidie de ces races « humaines ». S’il le respectait un tant soit peu, c’est surtout parce que sa personnalité mutante s’avérait incapable de s’amalgamer avec ses semblables.
Morsubite détaillait, étonné, l’étrange, quoiqu’impeccable, costume trois-pièces arboré par son maître. Remarquant le malaise occasionné à son fidèle serviteur par son accoutrement un peu trop propre et glabre, Doma joignit ses deux pouces pour revêtir, aussitôt, l’uniforme de fer et de sang d’un vigoureux prince barbare, plus conforme à l’allure crasseuse et hirsute des dominateurs alphas des clans balzaths. Alors que le visage soulagé du balzath s’éclairait, Doma, tout en s’approchant de son dévoué apôtre, nota, amusé, la fascination béate de ce dernier pour les deux portails, gardiens de son domaine. Soudain, il s’empara de l’esprit de Mortsubite pour, à regret, s’aventurer dans le monde réel. Expérimentant désormais l’univers tangible au travers des sens de sa marionnette, Doma eut tôt fait de comprendre la nature et l’origine des éléments contraires. Autant dépité que résigné, il huma l’atmosphère pestilentielle de ce plan honni, temple d’un hasard détestable. Il n’appréciait guère cet espace à ces yeux immonde, qui, plus que de l’indisposer, lui soulevait littéralement le cœur. Aussi, ne tarda-t-il guère à mettre un terme à son ubiquité temporaire pour à nouveau faire face à Morsubite. Tout en retirant prestement sa main de sa bouche obscène, Doma, en proie à un atroce haut-le-cœur, ravala, de peu, une généreuse gorgée de fiel.
« Je ne récompense ni l’intelligence ni l’esprit. Je gratifie juste l’obéissance aveugle. Dans ton cas, fidèle serviteur du Dogme, je constate, avec satisfaction, que ton dévouement ne mérite que des éloges… »
Morsubite espérait secrètement gagner l’honneur d’être autorisé, un jour, à franchir le seuil de la porte de lumière. Toisant son disciple, Doma posa une main sur l’épaule du capitaine balzath.
« Morsubite ! Je suis content de toi ! Gravis cette colline ! Conquiers, pour moi, ce donjon ! Et, fièrement, viens à mes côtés prendre la place d’Anghur qui t’est destinée ! »
Le pervers prince des rêves et des cauchemars avait l’art et la manière d’exhorter ses sbires en tirant bassement parti de leur candeur et de leur crédulité, tant ces derniers, par nature il est vrai, étaient prompts et enclins à prendre leurs rêves pour des réalités.
« Ainsi, poursuivit-il perfidement, tu pourras choisir librement ta porte et faire tienne notre sainte devise : “ à quoi bon vivre, lorsqu’il vous est donné de rêver ? À quoi bon cette sordide réalité, lorsqu’il est possible de jouir sans entrave de tout ce qu’il est imaginable ? ” »