PROLOGUE
PAR LA FOUDRE ET PAR L’ÉPÉE
Durée de lecture estimée : 10 mn [16 mn à haute voix] – Lisibilité : 33/100
À cette altitude, l’air raréfié rendait seul maître des cieux quelque vieux solitaire qui croisait en toute quiétude en direction de sa tanière. Imperturbable à toute turbulence, ce mythe vivant ruminait tout en survolant tranquillement les Longes, un large massif en contrefort des Nodins. Il pensait pouvoir très bientôt se dégourdir les sabots, quand une étrange accumulation de nuages, singulièrement imbus de leur « persona », captiva son attention. L’aérodynamisme douteux de son imposante silhouette n’empêcha pas cette montagne rutilante de muscles de décrire un premier cercle, histoire de mieux se rendre compte de l’incongruité de ce qui se passait au sol. Ce sigurne, comme le nommaient quelques taxinomistes particulièrement érudits en matière de bestiaires fantastiques, armé de deux redoutables paires de cornes et suspendu à d’immenses ailes immaculées, présentait vaguement la forme d’un colossal taureau à la robe gris perle. La bête venait de ressentir un picotement au cœur de son encornure ; cénesthésie irritante caractéristique d’une perturbation soudaine de la trame du Réel. Ledit sigurne avala sa chique, fronça d’un niveau les sourcils avant d’amorcer un lacet resserré qui lui fit perdre son altitude de croisière. Après une prodigieuse glissade que n’aurait pas pu renier le plus fameux surfeur de la création, il se retrouva à l’aplomb de la vallée de la Dive, au-dessus de laquelle tous les nuages des environs semblaient curieusement s’amonceler. Il plissa un peu plus le front pour entamer une nouvelle boucle d’observation survolant la cellule orageuse en formation. Quand il détermina enfin l’origine de cette improbable zone de convergence, il relâcha la tension qui lui barrait le crâne et reprit ses altitude et cap initiaux en direction du mont Ilrish.
Plusieurs milliers de toises sous ses sabots, les conditions sous l’épaisse et étrange strate nuageuse n’avaient rien à envier à l’Amfhal, en, toutefois, notoirement plus froides et plus humides. Les bourrasques couchaient en hurlant sinistrement la maigre végétation, alors que des trombes de d’eau s’abattaient impitoyablement, transformant le plus humble ru en torrent rageur. L’un d’eux dévalait même les versants, arrachant d’énormes blocs de roche dont l’effrayant fracas résonnait sans fin entre les falaises vertigineuses qui surplombaient la Dive. L’étroite vallée ressemblait de plus en plus à une souricière défendue avec acharnement par un immense géant élémentaire, d’air et d’eau déchaînés, qui semblait investi de la mission sacrée de faire barrage à une horde intrépide composée de deux cents farouches guerriers balzaths. Ceux-ci, vacillant sous les rafales tempétueuses et aveuglés par la pluie cinglante, s’évertuaient à progresser les entrailles nouées par l’épouvante. Il était aisé d’imaginer que leurs faces torturées présentaient les stigmates de la crainte d’être, à leur corps défendant, offert en holocauste à quelque terrible et ombrageuse divinité. Ces frêles créatures, bien qu’issues de l’élite militaire du clan des crinières brunes, n’appartenaient pas à une race coutumière des exaltations héroïques. Les alliances douteuses, le manque de mesure, les impasses politiques, l’aveuglement, les génocides endurés, mais surtout « la plus extrême des prudences » avaient présidé, en guise de sélection, plus ou moins naturelle, à l’évolution génétique de cette espèce. Ce magnifique instinct de conservation aurait dû leur dicter un très sage et très spontané « demi-tour, droite ! ». Toutefois, leur raison, leur sapience et leur clairvoyance réunies ne pouvaient strictement rien contre un péril plus sûr et plus imminent que les probables et fatidiques ensevelissements, chutes, noyades, et autres foudroiements. Ce danger, fatalement mortel, était incarné, tout entier et tout à la fois, par une terreur bondissante, une abomination génétique, un colosse à la stature comparable à celle d’un humain, un fléau hiérarchique et un guide funeste répondant au nom peu équivoque de Morsubite. À force d’empiler les dépouilles ensanglantées de ses contradicteurs, ce fameux leader balzath avait acquis le don remarquable de nouer l’estomac de ses guerriers d’un seul regard. Toujours prompt à faire impitoyablement et brutalement usage de sa plus tranchante autorité, ce chef, beaucoup plus forcené qu’auguste, convainquit ses dubitatifs subordonnés du bien-fondé de leur mission d’une sombre œillade ponctuée d’une obscure oraison :
« Vous commencez sérieusement à me les briser MENUES… »
La troupe interrompit illico ses jérémiades pour peser à la hâte le pour et le contre sur la signification de cette fort elliptique sentence, mais, surtout, sur la menace à peine voilée contenue dans ses points de suspension. Après avoir échangé des regards entendus et penauds, la plupart de ces virtuoses de la lâcheté choisirent de rompre avec une mort aussi violente que certaine, lui préférant une très hypothétique et très amère survie, même enserrée par la camisole du renoncement et de l’assujettissement. Comme de coutume, certains esprits, plus lents ou plus distraits que réellement rebelles et téméraires, tardèrent à rentrer dans le rang.
« Que ceux qui auraient des remarques ou des suggestions s’avancent sans crainte, » proposa, avec une patience particulièrement lourde de sous-entendus venimeux, leur leader. Cet ultime argument convainquit les pseudoréfractaires d’abjurer sur-le-champ toute hérésie consistant à prétendre présider, de leur seule volonté, leur propre destinée, du moins de leur vivant. Bien que doté comme les autres races par « la Créatrice » du libre arbitre, ce peuple troglodyte avait avant tout besoin d’autorité. À ce titre, le leadership véhément exercé par Morsubite constituait à n’en pas douter un réconfort providentiel.
« Tout bien réfléchi… » commença un unique insensé. La suite de son raisonnement se perdit avec sa tête dans le bouillonnement tumultueux des remous de la Dive.
Morsubite avait en sainte horreur toute émanation d’intelligence chez sa troupe. À ses yeux, il n’y avait pas pire ennemi pour le soldat que la réflexion et à plus forte raison l’esprit. Une doctrine qu’il s’appliquait à inculquer aux siens à grands coups de cimeterre ponctués d’aphorismes bien sentis du style : « Le devoir du guerrier est dans l’obéissance ! », ou « Il n’existe qu’une alternative, obéir ou mourir ! », ou, enfin « Seule l’obéissance fait le lit de l’Honneur ! ». Un précepte dont la clarté sanglante laissait chaque fois sa troupe stupéfaite d’horreur, du moins, jusqu’à ce que le sempiternel « Compris bande de débiles ! », ne la délivre brutalement de sa torpeur en la plongeant dans un surcroît de terreur. C’est donc avec une économie de mots tout aussi remarquable que l’excessive sauvagerie des gestes illustrant ses propos, que Morsubite parvenait à imprégner ses guerriers de la funeste futilité de vouloir faire triompher leur illusoire libre arbitre. Toutefois, c’est son fameux : « Bon ! maintenant, au lieu de rêvasser, magnez-vous le train ! », qui traduisait au final le plus fidèlement, l’extrême mépris que ce tyran à poil long portait à la Liberté, tout autant chant d’amour que cri de révolte. Le concept relevait, selon lui, au mieux d’un mythe inaccessible, au pire d’une dangereuse élucubration.
Convertis de force au pragmatisme et ayant pour l’heure renoncé au suicide, les deux cents Balzaths de Morsubite remontaient lentement la vallée de la Dive, écrasés tant par le poids de la servitude que par celui d’un fatras d’armes, d’armures, de gamelles, de gris-gris, entre autres matériels de survie. Chacun de leurs pas représentait une victoire acquise de haute lutte sur les grains, la fange et la gravité sournoise. Le sentier en bordure de précipice les obligeait parfois à poser un pied rendu glissant par la boue sur des pierres saillantes. Lorsqu’ils ne s’avéraient pas aussi coupants que des lames de rasoir, ces fourbes galets constituaient pour l’imprudent un tremplin vertigineux vers les tréfonds du ravin où l’attendaient avidement les flots glacés et bouillonnants de la rageuse Dive. L’ensemble de la horde s’étirait sur près d’un bon quart de lieue, respectant ainsi à la lettre la doctrine militaire de « l’ordre lâchement profond » qui présidait à l’inorganisation des troupes balzaths en campagne. L’arrière-garde réussissait même l’exploit d’être lâchée par les traînards composés de vieux briscards. Ces derniers sanctifiaient le principe cardinal de la survie en milieu hostile à savoir : ménager la plus grande distance possible entre leurs délicates personnes et les inévitables infortunes du combat. Aussi, abandonnaient-ils bien volontiers à la bleusaille, l’insigne l’honneur de servir de garde à leur chef, aux avant-postes de la colonne, tout en prenant garde, toutefois, de ne pas trop se compromettre en se laissant rejoindre par le peloton logistique. Celui-ci devait surtout son enviable position à l’opiniâtre et prudente sagacité de ses mules croulant sous le poids de trois arbalètes de siège démontées, d’un lance-grappin et de quelques précieux tonneaux de bière.
Aux antipodes des préoccupations muletières, Morsubite, insensible aux grains et à sa charge, avait pris bien trop d’avance sur sa troupe. Tout en revenant en maugréant sur ses pas afin de demeurer à vue et à portée de hurlement de ses adjoints, il observa le long cortège de sa harde ridiculement dispersée tout du long de la vallée. L’incurie autant flagrante qu’affligeante de l’ensemble ne lui sauta pourtant pas aux yeux. À sa décharge, il ne possédait que quelques rudiments superficiels de doctrine militaire, en dehors, bien entendu, d’une maîtrise par trop exclusive et excessive, de la manœuvre « marche ou crève ». Le seul sentiment que lui inspira le déplorable spectacle offert par ses guerriers se réduisit à un vif surcroît d’impatience. N’ayant rien sous la main à fracasser de moins dur qu’un rocher, à part peut-être son propre crâne, il empoigna sa précieuse longue vue pour scruter, avec fièvre et minutie, les contreforts du Géfroi. Il n’y avait toujours pas de signes trahissant la présence de la forteresse de Mils. Fourbe et inquiétante, la montagne demeurait en grande partie dissimulée derrière un épais voile de nuages sombres. Désappointé, le meneur balzath invita, en beuglant, Morsaille, son groupe-lieutenant, à le rejoindre en avant-garde de la horde. Sortant du rang, le subordonné fielleux, dégoulinant de partout, montra sa tête. Ce fier archétype de sa race, dont la face écrasée était agrémentée d’un curieux patchwork d’épidermes cramoisis, de boursouflures, de cloques et de pustules, vint obséquieusement s’enquérir de la volonté de son chef. Morsaille ressemblait comme tous ses congénères à un grand brûlé. Il se distinguait, toutefois, en s’appliquant à paraître notablement plus tordu, plus sale et plus nauséabond que la plupart de ses semblables. Son sillage empestait un fumet teigneux et tenace, auquel contribuaient, de manière tout à fait accessoire, les peaux de bêtes qui recouvraient sommairement son corps difforme. En face de lui, Morsubite tranchait violemment avec son homologue. En effet, l’épiderme du chef était, en dehors de sa longue et soyeuse fourrure tergale, quasiment lisse, sa stature, résolument verticale, et son port de tête, effroyablement altier. Il toisa Morsaille, le transperçant de ses incroyables yeux bleus. Redoutant une « mort subite », les sphincters de son subordonné se contractèrent désespérément. Morsubite attendit tout en posant sa dextre parfaitement manucurée sur la garde de son cimeterre, tandis qu’il scrutait minutieusement le rictus idiot de son lieutenant. Quand celui-ci s’inclina profondément, courbant l’échine en signe de soumission, les horripilantes démangeaisons, qui affligeaient jusque-là la main droite du meneur, s’évanouirent comme par enchantement. Morsubite accepta l’hommage en caressant la longue crinière brune de son subordonné qui lui courait jusqu’au bas du dos. Le capitaine balzath souffrait du léger handicap d’être incapable de discerner, contrairement à ses congénères, les couleurs et les formes dans l’obscurité totale. Il transmit, à contrecœur, sa longue-vue à son adjoint. Ce dernier regarda précautionneusement à travers l’oculaire de l’instrument merveilleux. La lunette ne dévoilant aucun secret susceptible d’obliger son chef, le lieutenant dodelina de la tête. L’absence d’indice n’était pas la seule cause de sa consternation. Comme le reste de la troupe, il souhaitait que cette hasardeuse expédition s’achevât au plus vite. Il rendit le précieux artefact à son supérieur et tenta d’exposer ses doléances. Ses paroles furent d’abord en grande partie couvertes par le rugissement de la rivière. Aussi, insista-t-il avec plus de force, regrettant vigoureusement que la horde ait eu à déserter le confort douillet de son habitat troglodyte. L’effet ne se fit pas attendre. La maigre patience de Morsubite avait déjà été rudement mise à mal par trop de nécessaires, fastidieuses et sanglantes mises au point. Par ailleurs, la transformation, en moins de trois jours, de sa petite armée de fanatiques en un troupeau de jeunes femelles geignardes l’indisposait au plus haut point. Ses guerriers galvanisés par ses promesses de pillages barbares emplies de supplices retombaient dans leurs pires travers, laissant libre cours à cette sempiternelle poltronnerie instinctive qui les forçait à débander à la moindre adversité. Morsubite arracha des mains de son subalterne la longue-vue. Sa gueule, exposant crûment des rangées de dents immaculées et impeccablement alignées, libéra un flot verdâtre de bile et de salive, en même temps que sa colère, sur sa bande de pleutres. Il repoussa violemment Morsaille avant de grogner à la face de tous ses drilles, leur signifiant clairement son hostilité frustrée. Les menaçant de son arme dégainée, il aboya sur eux pendant presque deux minutes, faisant vertement étalage de son autorité martiale. Après les avoir traités de couards avec toute la subtilité, la vigueur et la remarquable richesse offerte en la matière par la langue balzath, il conclut son énergique diatribe en pointant, selon un mode excessivement comminatoire, sur la gorge de Morsaille, la lame éclatante de son cimeterre. Après de longues minutes d’affirmation rituelle de son rang de mâle dominant, il se calma, constatant, par ailleurs, qu’entre-temps, un violent coup de vent avait giflé les sommets, disloquant les nues qui les enveloppaient. Il se précipita sur sa longue-vue et scruta une nouvelle fois la cime. Les contours dessinaient le visage d’un vieux mage grincheux. Impudique, la montagne s’offrait enfin à lui. À l’orée d’une barbe fournie de nuages gris, il discerna la forteresse semblable à une dent brisée affligeant un sourire inquiétant.
« La voilà, bande de carcasses ignares. Allez-vous cesser de geindre comme des donzelles humaines sous la saillie ? »
Le triomphe de Morsubite faisait presque plaisir à voir. À peine eut-il le temps d’achever cette brève et éclatante allocution que les nuées recouvraient la cime et masquaient à nouveau le fortin. La fugace éclaircie s’avéra n’être en fait qu’un prélude à une sérieuse aggravation de la tempête. Redoublant de violence, le vent rassembla de lourds et inquiétants nuages noirs. Soudain, les premiers éclairs zébrèrent le ciel. Le chef rentra la tête dans ses épaules et donna, frustré, un coup de pied à un caillou qui pourtant ne semblait n’avoir encore rien fait de mal. Les conditions devinrent dantesques. Elles menaçaient de commuer le supplice de la horde en nouveau génocide balzath. Morsubite concéda à ses guerriers un repos, à ses yeux immérité. Jetant un regard dégoutté sur sa piteuse troupe soulagée de pouvoir aller se terrer sous de gros blocs fraîchement émancipés de la montagne, il s’éloigna de son troupeau aveugle, s’exposant courageusement aux éléments déchaînés. Digne et droit, la face battue par les averses et les bourrasques, les mâchoires serrées de dépit et les prunelles d’acier perdues dans les nues, l’esprit de Morsubite, ressassant les ordres de son maître, fut taraudé par une bien légitime question :
« Quelle est donc la nature de la menace que mon maître redoute tant ? »
Alors qu’il cueillait rêveusement, du bout de la langue, les gouttelettes glacées qui ruisselaient sur son museau, son seigneur, percevant sa prière, lui permit de laisser dériver ses pensées jusqu’au royaume des Songes.