Home » Accueil » Prologue : L’homme Aliquote » Chapitre I Section II

Prologue

PAR LA FOUDRE ET PAR L’ÉPÉE

Durée de lecture estimée : 8 mn [13 mn à haute voix] – Lisibilité : 35/100

À quelques brasses du tombeau de marbre rose de l’illustre Maréchal Anne Hillarion de Costentin Comte de Tourville se dressait une silhouette déliée, aussi haute et aussi pâle qu’un cierge pascal. Dandy misanthrope et bretteur éminemment funeste à ses heures, cet infatigable serviteur divin toisait mornement tout un parterre de démons frénétiques jaillissant des innombrables failles qui ouvraient le sol des transepts et de la nef de Saint-Eustache sur les mânes de l’Amfhal. Les cohortes démoniaques se composaient essentiellement d’humanoïdes passablement vindicatifs, globalement polyformes avec un penchant coupable pour la dactylomorphie pernicieuse à base de tout un tas d’appendices plus coupants, contondants, constringents ou perforants les uns que les autres ; les plus véhéments se permettant même de cracher du feu.

À quelques brasses du tombeau de marbre rose de l’illustre Maréchal Anne Hillarion de Costentin Comte de Tourville se dressait une silhouette déliée, aussi haute et aussi pâle qu’un cierge pascal. Dandy misanthrope et bretteur éminemment funeste à ses heures, cet infatigable serviteur divin toisait mornement tout un parterre de démons frénétiques jaillissant des innombrables failles qui ouvraient le sol des transepts et de la nef de Saint-Eustache sur les mânes de l’Amfhal. Les cohortes démoniaques se composaient essentiellement d’humanoïdes passablement vindicatifs, globalement polyformes avec un penchant coupable pour la dactylomorphie pernicieuse à base de tout un tas d’appendices plus coupants, contondants, constringents ou perforants les uns que les autres ; les plus véhéments se permettant même de cracher du feu.

« Arrière Démons ! »

Alors que des tréfonds du transept sud, ces graves syllabes roulaient dans un air sacrément chargé en relents sulfurés mâtinés d’encens, faisant résonner les membrures et les tuyaux d’orgue de l’édifice consacré, d’harmoniques aussi terribles que célestes, une immense paire d’ailes immaculées se déployait majestueusement sur fond d’irréelle splendeur. Après avoir fugitivement marqué le coup, les vociférations des hordes démoniaques reprirent avec un regain de hargne et de haine toutes vouées à l’encontre de la sainte menace emplumée. Rouflaquettes aux vents, glaive étincelant en pogne, et saints écrits sous le bras, le crâne glabre comme le reste de l’auguste personne passablement bodybuildée, survitaminée et cuirassée d’un Seigneur Morphélitis s’éleva lentement au-dessus de la masse grouillante des démons teigneux. Ce faisant, non sans un luxe provocant d’effets dramatiques un poil ostentatoires, l’entité transcendante faisait mine de soustraire à la rapacité exaltée des légions de l’Amfhal, les ultimes œuvres sacrées de son défunt ami, Jean Philippe Rameau.

« Pfff incorrigible ramier ! Il ne peut décidément pas s’empêcher de faire son malin. »

Tout en rajustant son monocle sur son orbite préférée, le haut dandy cadavérique se retourna lentement en direction de la sombre silhouette féminine qui, manifestement à cran, venait d’émerger dans le Réel via une des mystérieuses cordes d’Arhune.

— Dame Isalawa ! s’inclina imperceptiblement l’immense et sinistre statue du Commandeur.

— Seigneur Catharsis ! » lui rendit-elle la politesse, avant de relever la voilette qui estompait jusque-là, le vide abyssalement ténébreux comblant des orbites au cœur desquelles brillaient d’inquiétantes flammèches rouges. La dame noire considéra fugitivement le champ de bataille dominé par le guerrier séraphique. Nédélitis, elle était par essence une des contreparties les plus antagoniquement démoniaques aux Morphélitis. Aussi, ne put-elle contenir un sourire glacial, tant mauvais qu’atrocement carnassier, à la vue de l’asymétrie proprement cosmique de l’affrontement qui se profilait entre son plus intime ennemi et les légions amfhaliennes de ses lointains cousins.

« Nous ne vous espérions plus… fit mine de s’excuser le fatal Seigneur.

— … J’ai dû me départir de deux seigneurs démons particulièrement collants.

— Loin de moi la volonté de formuler à votre encontre quelque reproche que ce fût, soit ou sera. Nous déplorions juste la dilution inopinée de vos essences au cœur du Néant.

— Pas encore, mon ami ! Pas avant que Banur ne lâche Varahul à mes trousses. Et encore : si je ne puis guère espérer triompher du Seigneur des Aveuglements en combat singulier, je compte bien ne lui céder, en guise de trophée, que cette enveloppe usée. Pour ce qui est de mon âme, j’escompte bien me ménager, en toute discrétion, l’opportunité d’une éternelle hantise. »

Après avoir tranché en deux l’un de ses terribles agresseurs, d’un coup de glaive aussi ample qu’auguste, le Morphélitis au plastron d’or s’accorda une courte pause, histoire d’adresser ses devoirs, non sans une débauche ostensible de galanterie un rien ironique, à la primodémone nouvellement arrivée. Ce faisant, il ponctua ses superbes hommages d’une décapitation multiple mortellement désinvolte.

« Dites, Catharsis, que nous vaut au juste, le présent foutoir ?

— Vous connaissez le goût immodéré de Saint-Effer pour la provocation et l’épreuve de force ?

— J’avais plutôt à l’esprit son art consommé de l’embrouille et de la finauderie baroque.

— Ça pour le Baroque, il faut avouer que nous sommes gâtés. Toutefois, on ne peut guère lui reprocher de ne pas être raccord avec l’époque, le lieu et son décorum, remarqua le “ monoclé ” en jetant un coup d’œil sur le tombeau de Colbert.

— Certes : exubérant, théâtral, clinquant, voire monstrueux, avec une touche assumée de ringardise, soupira Isalawa les orbites fixées sur la copieuse branlée subie par ses frangins. Et sinon, quid de la dernière version de Dardanus commise par notre ami Rameau ?

— À la faveur d’une petite diversion, mon apprenti a mis la main sur le précieux manuscrit.

— Excellent ! s’emporta-t-elle en frappant sa paume dextre de son poing gauche, alors que les rouges flammèches qui lui tenaient lieu de pupilles, soudain, flamboyaient. Donc, bien que défaits, nous ne sommes pas pour autant, totalement vaincus ! » 

Sans crier gare, l’un des pourfendeurs démoniaques, oubliant sa mission principale, se retourna vers Catharsis et Isalawa. En deux formidables bonds, le monstre se trouva bientôt à portée de faux biomimétiques de ses proies, prisonnier toutefois, d’une prodigieuse stase temporelle l’immobilisant grotesquement en plein vol. La Nédélitis passablement irritée par la grossièreté de ce vil hiatus toisa ardemment l’importun tétanisé, qui, pour le coup, en fut tout désintégré.

« Je m’interroge tout de même sur ce qui a permis à ses mânes de vous détecter et de vous localiser ?

— Oh ça, c’est entièrement de ma faute, reconnut l’éminent fossoyeur. J’ai, en effet, tenu à venir en ce temple, rendre un dernier hommage à notre ami. Sauf que cette ordure de Doma avait mandaté deux Anghurs pour surveiller la dépouille de Jean-Philippe.

— Oui, et alors ? 

— J’imagine que ces cauchemars ont eu le temps d’avertir leur maître avant que je ne les dilue.

— Des Anghurs alliés à des démons ! On aura décidément tout vu ! L’abject rejeton de Sin-Zu est manifestement prêt à toutes les bassesses et les compromissions pour exister.

— Hé ! oh ! les affreux ? les interpella familièrement le fort musculeux chauve ailé quelque peu engoncé dans sa cuirasse dorée et toujours aux prises avec les inépuisables hordes démoniaques. Au lieu de tenir civilement salon, ironisa-t-il, si vous veniez me prêter mainforte ?

— Catharsis, vous qui êtes homme de l’art, pensez-vous que ce colombophile teigneux ait vraiment besoin de notre aide ?

— J’en doute ! Et puis, je crains que notre intervention ne vienne par trop ternir la gloire futile et frivole dont il se pique tant.

— Ça va, j’ai compris ! Puisqu’il faut tout faire soit même : par la foudre et par l’épée ! » hurla rageusement le Morphélitis. 

Aussitôt, des milliers d’éclairs jaillirent de son épée, frappant chaque démon, sculpture et autres saillies d’un flux destructeur d’énergie. Pour faire bonne mesure et passablement enfoncer le clou, une pluie de lourds pavois s’abattit du ciel emportant dans leur sillage de généreuses portions de voûte et de grands pans de maçonnerie. Les « Pourfendeurs » périssaient en grappes gémissantes, terrassés par la foudre pour les plus chanceux ; écrasés sous le poids de leur conscience et des puissants coups d’égide pour la plupart. Pour divinement spectaculaire et résolument efficace que s’avérât le procédé, il n’était pas pour autant exempt de tout un tas d’effets collatéraux tant déplorables que proprement désastreux.

« Toujours aussi con ! résuma de manière éminemment lacunaire, la très perfide Nédélitis, tout en étant parfaitement raccord, toutefois, avec les sombres pensées assaillant la conscience de son très stoïque et très macabre compagnon, alors que ce dernier dressait déjà la liste minutieuse des dégâts subis par l’édifice consacré, que ce fût en termes de tapisseries ruinées, de bancs fracassés, de sculptures pulvérisées, de retables profanés, de tableaux lacérés, de polyptyques carbonisés, de chérubins outragés ou de vierges effarouchées…

— Même après toutes ces années, reconnut Catharsis, la mort incarnée, je dois bien avouer que, sur ce plan précis, il parvient encore à me surprendre. »

Aussi tranquille que Baptiste, le Morphélitis s’apprêtait à atterrir à proximité du redoutable couple. Après avoir escamoté, on ne sait où, ses éclatantes ailes pour les troquer contre un long cache-poussière, il trempa ses doigts dans le bénitier le plus proche et se signa par pure convention. Isalawa l’accueillit des plus fraîchement, en dépit des flammes ardentes qui brillaient atrocement dans le vide abyssal de ses orbites, pour preuve d’une réprobation haineuse un poil moins épidermique et essentielle que supposée. D’un simple mouvement de tête, Catharsis invita son saint allié à prendre la mesure de ses actes.

« Oui, bon  ! Dans le feu de l’action, parfois, on se laisse emporter. Ne suis-je pas celui qu’on surnomme le glaive et le bouclier  ? »

Sans un mot, la Nédélitis frappa dans ses mains ramenant aussitôt un semblant d’ordre et de normalité à l’intégrité physique et aux décors de Saint-Eustache, en omettant toutefois de réduire les dégâts ayant ruiné imperceptiblement la structure même des menuiseries censées soutenir les grandes orgues. Cela fait, elle claqua des doigts, histoire de renvoyer vertement dans leur plan, les innombrables morceaux de cadavres démoniaques souillant, ça et là, l’édifice religieux.

« Eh bien, mes amis, je crois bien que le temps est venu de nous séparer ! conclut Catharsis après qu’un silence de mort des plus convenables eût enfin repris possession des lieux. Je vous souhaite d’échapper et, à défaut, de survivre à la traque que ne manqueront certainement pas d’ordonner à votre encontre, les Dieux et les non-H ! Ce fut un honneur et, surtout, un plaisir de combattre à vos côtés. Je me charge d’intercéder auprès de Mirawen pour arracher la vie éternelle de notre regretté ami…

— … espérons alors que cela suffira à Jean-Philippe pour finaliser enfin son grand œuvre » déclara Saint-Effer en remettant à la fort peu allégorique Camarde, les ultimes notes manuscrites du compositeur.

Notoirement peu porté sur les adieux, Catharsis déserta le Réel pour les plaines cendreuses du domaine d’élection de sa Déesse.

« Bon alors… on se fait la bise ? plaisanta Saint-Effer.

Isalawa le fusilla sombrement du regard.

— Une accolade suffira amplement ! lâcha-t-elle froidement en prenant le Morphélitis surpris dans ses bras. 

— Tu vas me manquer ! s’étrangla Effer.

— Si ça ne te fait rien, j’aimerais qu’on évite de sombrer dans le sentimentalisme. Néanmoins, poursuivit-elle, l’indécrottable anarchiste qui pense que la volonté d’Arhune s’exprime en chacun des êtres de sa création ne regrettera pas le bout de chemin parcouru à vos côtés, cher Effer. Grâce à toi et Catharsis, je peux, après des millions d’années d’errance stérile, enfin considérer avoir vécu. » 

Isalawa enfin souriante attrapa une corde d’Arhune.

« L’heure est venue pour moi d’affronter mon seigneur et maître. Je ne crains ni l’annihilation ni l’éternel Néant. Je suis seulement terrifiée à l’idée que tout ce que nous avons accompli demeure lettre morte.

— Nos apprentis doivent aussi prendre en main leur destinée.

— Si je survis à ma confrontation avec Varahul…

— … si tu émerges à nouveau du Néant, je serais de nouveau là pour combattre à tes côtés.

— De cela, mon ami, je n’en doute point. »

Isalawa disparue, le serviteur céleste parcourut à rebours le transept. Sommant les puissances thaumaturgiques, il ordonna aux lourdes portes du transept sud de s’ouvrir. De bonne grâce, lesdites lourdes s’exécutèrent dans un joyeux grincement des plus affreux. Parvenu sur le seuil ouvert sur la rue Trainée, face à la rue des Prouvaires, il fourragea dans la poche intérieure de son long manteau et en extirpa un très anachronique « Montécristo numero uno ». Après avoir allumé le barreau de chaise, il en savoura la première bouffée avant de dessiner dans l’air matinal un chapelet d’auréoles parfaites. Les occultes ténèbres s’étaient dissoutes et le soleil n’allait pas tarder à pointer enfin le bout de son nez. Après un rapide tour d’horizon visant à s’assurer qu’il n’y avait aucun témoin au miracle à venir, il déploya ses immenses ailes blanches pour s’élancer vers les cieux et l’occident. Bientôt, son reflet affligeait les eaux mêlées de la manche et du Couesnon. Parvenu au sommet de la Merveille, il finit par se fondre à même la statue de son effigie, celle qui dominait le fameux mont Saint Michel.