Home » Accueil » Prologue : L’homme Aliquote » Chapitre I : Par la Foudre et par l’Epée

PROLOGUE

PAR LA FOUDRE ET PAR L’ÉPÉE

Durée de lecture estimée : 37 mn [59 mn à haute voix] – Lisibilité : 37/100

Où il est question d’un certain 13 septembre 1764, sur Everest.Royaume de France.Paris.St-Eustache…

D’une légère controverse canonique sur la nature apocalyptique de certains écrits apocryphes…

Quand les cieux se font un devoir de doucher violemment les ardeurs d’ardents quoique piteux troupiers en goguette

Où Mort-Subite se dévoile en paraissant devant le Seigneur et Maitre de l’Imaginaire…

Où l’aventure vire méchamment à l’orage pour une troupe hardie de fort téméraires guerriers balzaths…

L’ancien fifre des gardes françaises défiait les épaisses ténèbres, hardiment armé d’une simple lanterne. Pour rassurante qu’elle se voulait, la maigre clarté de sa chandelle pénait à éclairer les pas pressés du vétéran de Fontenoy sur les rares pavés de la très sale, et, pour le coup fort mal nommée, rue du jour. De fait, en cette fraiche matinée du treize septembre mille sept cent soixante-quatre, les lueurs de l’aube se faisaient affreusement désirer et les souliers vernis du bedeau étaient tout crottés. Parvenu à la poupe du vaisseau de pierre dont il avait la charge, le sacristain se ménagea une courte pause. L’homme en profita pour reprendre son souffle. Le temps d’inspecter les ténèbres opaques qui enveloppaient encore la façade et le parvis de Saint-Eustache, c’est sous la garde bienveillante de la Croix-Neuve de Jean Bigue-Bigne que le marguillier pénétra dans la « Trainée », en direction de la pointe Saint-Eustache. Parvenu enfin devant la robuste porte de la sacristie, il se saisit du lourd trousseau de clefs, jusqu’ici suspendu sagement à sa ceinture. Alors qu’il s’apprêtait à déverrouiller la lourde, un malfrat surgissant des ombres le plaqua brutalement contre le huis. Dans un même souffle, le brigand le délesta lestement de son sésame, tout en lui imposant une impérieuse clef de bras.

« Tout doux mon agneau ! Ne m’oblige pas à te faire plus de mal que nécessaire, souffla le malfaiteur à l’oreille de sa victime.

— Comment oses-tu, vaurien, lever la main sur un serviteur de Dieu ? Fais-tu donc si peu cas du salut de ton âme éternelle, mécréant ?

— Si tu savais ? » répondit calmement son agresseur, en accentuant significativement la tension de la clef de bras qu’il infligeait au bedeau.

Les vagabondages spirituels de l’homme d’Église outragé furent soudain odieusement interrompus par l’assourdissante résonance d’un violent coup de tonnerre, accompagné du long grésillement de la foudre et du formidable éclat de l’airain s’abattant pesamment sur le marbre, le tout ponctué par le fracas de lourds pans de maçonnerie s’abîmant tragiquement sur le sol de la nef, des transepts et des déambulatoires. 

« Mille tonitrua ! que se passe-t-il ?

— Rien de bien grave… Juste une légère controverse canonique sur la nature apocalyptique de certains écrits apocryphes.

— Princeps gloriosissime coelestis militiae, commença à psalmodier le sacristain en s’agrippant, les yeux fermés, à son crucifix, sancte Michael Archangele, defende nos in proelio et colluctatione, quae nobis est adversus principes et potestates, adversus mundi rectores tenebrarum harum, contra spiritualia nequitiae, in coelestibus.

— Ah ça ! cela ne fait pas l’ombre d’un doute. »

Àquelques brasses du tombeau de marbre rose de l’illustre Maréchal Anne Hillarion de Costentin Comte de Tourville se dressait une silhouette déliée, aussi haute et aussi pâle qu’un cierge pascal. Dandy misanthrope et bretteur éminemment funeste à ses heures, cet infatigable serviteur divin toisait mornement tout un parterre de démons frénétiques jaillissant des innombrables failles qui ouvraient le sol des transepts et de la nef de Saint-Eustache sur les mânes de l’Amfhal. Les cohortes démoniaques se composaient essentiellement d’humanoïdes passablement vindicatifs, globalement polyformes avec un penchant coupable pour la dactylomorphie pernicieuse à base de tout un tas d’appendices plus coupants, contondants, constringents ou perforants les uns que les autres ; les plus véhéments se permettant même de cracher du feu.

« Arrière Démons ! »

Alors que des tréfonds du transept sud, ces graves syllabes roulaient dans un air sacrément chargé en relents sulfurés mâtinés d’encens, faisant résonner les membrures et les tuyaux d’orgue de l’édifice consacré, d’harmoniques aussi terribles que célestes, une immense paire d’ailes immaculées se déployait majestueusement sur fond d’irréelle splendeur. Après avoir fugitivement marqué le coup, les vociférations des hordes démoniaques reprirent avec un regain de hargne et de haine toutes vouées à l’encontre de la sainte menace emplumée. Rouflaquettes aux vents, glaive étincelant en pogne, et saints écrits sous le bras, le crâne glabre comme le reste de l’auguste personne passablement bodybuildée, survitaminée et cuirassée d’un Seigneur Morphélitis s’éleva lentement au-dessus de la masse grouillante des démons teigneux. Ce faisant, non sans un luxe provocant d’effets dramatiques un poil ostentatoires, l’entité transcendante faisait mine de soustraire à la rapacité exaltée des légions de l’Amfhal, les ultimes œuvres sacrées de son défunt ami, Jean Philippe Rameau.

« Pfff incorrigible ramier ! Il ne peut décidément pas s’empêcher de faire son malin. »

Tout en rajustant son monocle sur son orbite préférée, le haut dandy cadavérique se retourna lentement en direction de la sombre silhouette féminine qui, manifestement à cran, venait d’émerger dans le Réel via une des mystérieuses cordes d’Arhune.

— Dame Isalawa ! s’inclina imperceptiblement l’immense et sinistre statue du Commandeur.

— Seigneur Catharsis ! » lui rendit-elle la politesse, avant de relever la voilette qui estompait jusque-là, le vide abyssalement ténébreux comblant des orbites au cœur desquelles brillaient d’inquiétantes flammèches rouges. La dame noire considéra fugitivement le champ de bataille dominé par le guerrier séraphique. Nédélitis, elle était par essence une des contreparties les plus antagoniquement démoniaques aux Morphélitis. Aussi, ne put-elle contenir un sourire glacial, tant mauvais qu’atrocement carnassier, à la vue de l’asymétrie proprement cosmique de l’affrontement qui se profilait entre son plus intime ennemi et les légions amfhaliennes de ses lointains cousins.

« Nous ne vous espérions plus… fit mine de s’excuser le fatal Seigneur.

— … J’ai dû me départir de deux seigneurs démons particulièrement collants.

— Loin de moi la volonté de formuler à votre encontre quelque reproche que ce fût, soit ou sera. Nous déplorions juste la dilution inopinée de vos essences au cœur du Néant.

— Pas encore, mon ami ! Pas avant que Banur ne lâche Varahul à mes trousses. Et encore : si je ne puis guère espérer triompher du Seigneur des Aveuglements en combat singulier, je compte bien ne lui céder, en guise de trophée, que cette enveloppe usée. Pour ce qui est de mon âme, j’escompte bien me ménager, en toute discrétion, l’opportunité d’une éternelle hantise. »

Après avoir tranché en deux l’un de ses terribles agresseurs, d’un coup de glaive aussi ample qu’auguste, le Morphélitis au plastron d’or s’accorda une courte pause, histoire d’adresser ses devoirs, non sans une débauche ostensible de galanterie un rien ironique, à la primodémone nouvellement arrivée. Ce faisant, il ponctua ses superbes hommages d’une décapitation multiple mortellement désinvolte.

« Dites, Catharsis, que nous vaut au juste, le présent foutoir ?

— Vous connaissez le goût immodéré de Saint-Effer pour la provocation et l’épreuve de force ?

— J’avais plutôt à l’esprit son art consommé de l’embrouille et de la finauderie baroque.

— Ça pour le Baroque, il faut avouer que nous sommes gâtés. Toutefois, on ne peut guère lui reprocher de ne pas être raccord avec l’époque, le lieu et son décorum, remarqua le “ monoclé ” en jetant un coup d’œil sur le tombeau de Colbert.

— Certes : exubérant, théâtral, clinquant, voire monstrueux, avec une touche assumée de ringardise, soupira Isalawa les orbites fixées sur la copieuse branlée subie par ses frangins. Et sinon, quid de la dernière version de Dardanus commise par notre ami Rameau ?

— À la faveur d’une petite diversion, mon apprenti a mis la main sur le précieux manuscrit.

— Excellent ! s’emporta-t-elle en frappant sa paume dextre de son poing gauche, alors que les rouges flammèches qui lui tenaient lieu de pupilles, soudain, flamboyaient. Donc, bien que défaits, nous ne sommes pas pour autant, totalement vaincus ! » 

Sans crier gare, l’un des pourfendeurs démoniaques, oubliant sa mission principale, se retourna vers Catharsis et Isalawa. En deux formidables bonds, le monstre se trouva bientôt à portée de faux biomimétiques de ses proies, prisonnier toutefois, d’une prodigieuse stase temporelle l’immobilisant grotesquement en plein vol. La Nédélitis passablement irritée par la grossièreté de ce vil hiatus toisa ardemment l’importun tétanisé, qui, pour le coup, en fut tout désintégré.

« Je m’interroge tout de même sur ce qui a permis à ses mânes de vous détecter et de vous localiser ?

— Oh ça, c’est entièrement de ma faute, reconnut l’éminent fossoyeur. J’ai, en effet, tenu à venir en ce temple, rendre un dernier hommage à notre ami. Sauf que cette ordure de Doma avait mandaté deux Anghurs pour surveiller la dépouille de Jean-Philippe.

— Oui, et alors ? 

— J’imagine que ces cauchemars ont eu le temps d’avertir leur maître avant que je ne les dilue.

— Des Anghurs alliés à des démons ! On aura décidément tout vu ! L’abject rejeton de Sin-Zu est manifestement prêt à toutes les bassesses et les compromissions pour exister.

— Hé ! oh ! les affreux ? les interpella familièrement le fort musculeux chauve ailé quelque peu engoncé dans sa cuirasse dorée et toujours aux prises avec les inépuisables hordes démoniaques. Au lieu de tenir civilement salon, ironisa-t-il, si vous veniez me prêter mainforte ?

— Catharsis, vous qui êtes homme de l’art, pensez-vous que ce colombophile teigneux ait vraiment besoin de notre aide ?

— J’en doute ! Et puis, je crains que notre intervention ne vienne par trop ternir la gloire futile et frivole dont il se pique tant.

— Ça va, j’ai compris ! Puisqu’il faut tout faire soit même : par la foudre et par l’épée ! » hurla rageusement le Morphélitis. 

Aussitôt, des milliers d’éclairs jaillirent de son épée, frappant chaque démon, sculpture et autres saillies d’un flux destructeur d’énergie. Pour faire bonne mesure et passablement enfoncer le clou, une pluie de lourds pavois s’abattit du ciel emportant dans leur sillage de généreuses portions de voûte et de grands pans de maçonnerie. Les « Pourfendeurs » périssaient en grappes gémissantes, terrassés par la foudre pour les plus chanceux ; écrasés sous le poids de leur conscience et des puissants coups d’égide pour la plupart. Pour divinement spectaculaire et résolument efficace que s’avérât le procédé, il n’était pas pour autant exempt de tout un tas d’effets collatéraux tant déplorables que proprement désastreux.

« Toujours aussi con ! résuma de manière éminemment lacunaire, la très perfide Nédélitis, tout en étant parfaitement raccord, toutefois, avec les sombres pensées assaillant la conscience de son très stoïque et très macabre compagnon, alors que ce dernier dressait déjà la liste minutieuse des dégâts subis par l’édifice consacré, que ce fût en termes de tapisseries ruinées, de bancs fracassés, de sculptures pulvérisées, de retables profanés, de tableaux lacérés, de polyptyques carbonisés, de chérubins outragés ou de vierges effarouchées…

— Même après toutes ces années, reconnut Catharsis, la mort incarnée, je dois bien avouer que, sur ce plan précis, il parvient encore à me surprendre. »

Aussi tranquille que Baptiste, le Morphélitis s’apprêtait à atterrir à proximité du redoutable couple. Après avoir escamoté, on ne sait où, ses éclatantes ailes pour les troquer contre un long cache-poussière, il trempa ses doigts dans le bénitier le plus proche et se signa par pure convention. Isalawa l’accueillit des plus fraîchement, en dépit des flammes ardentes qui brillaient atrocement dans le vide abyssal de ses orbites, pour preuve d’une réprobation haineuse un poil moins épidermique et essentielle que supposée. D’un simple mouvement de tête, Catharsis invita son saint allié à prendre la mesure de ses actes.

« Oui, bon  ! Dans le feu de l’action, parfois, on se laisse emporter. Ne suis-je pas celui qu’on surnomme le glaive et le bouclier  ? »

Sans un mot, la Nédélitis frappa dans ses mains ramenant aussitôt un semblant d’ordre et de normalité à l’intégrité physique et aux décors de Saint-Eustache, en omettant toutefois de réduire les dégâts ayant ruiné imperceptiblement la structure même des menuiseries censées soutenir les grandes orgues. Cela fait, elle claqua des doigts, histoire de renvoyer vertement dans leur plan, les innombrables morceaux de cadavres démoniaques souillant, ça et là, l’édifice religieux.

« Eh bien, mes amis, je crois bien que le temps est venu de nous séparer ! conclut Catharsis après qu’un silence de mort des plus convenables eût enfin repris possession des lieux. Je vous souhaite d’échapper et, à défaut, de survivre à la traque que ne manqueront certainement pas d’ordonner à votre encontre, les Dieux et les non-H ! Ce fut un honneur et, surtout, un plaisir de combattre à vos côtés. Je me charge d’intercéder auprès de Mirawen pour arracher la vie éternelle de notre regretté ami…

— … espérons alors que cela suffira à Jean-Philippe pour finaliser enfin son grand œuvre » déclara Saint-Effer en remettant à la fort peu allégorique Camarde, les ultimes notes manuscrites du compositeur.

Notoirement peu porté sur les adieux, Catharsis déserta le Réel pour les plaines cendreuses du domaine d’élection de sa Déesse.

« Bon alors… on se fait la bise ? plaisanta Saint-Effer.

Isalawa le fusilla sombrement du regard.

— Une accolade suffira amplement ! lâcha-t-elle froidement en prenant le Morphélitis surpris dans ses bras. 

— Tu vas me manquer ! s’étrangla Effer.

— Si ça ne te fait rien, j’aimerais qu’on évite de sombrer dans le sentimentalisme. Néanmoins, poursuivit-elle, l’indécrottable anarchiste qui pense que la volonté d’Arhune s’exprime en chacun des êtres de sa création ne regrettera pas le bout de chemin parcouru à vos côtés, cher Effer. Grâce à toi et Catharsis, je peux, après des millions d’années d’errance stérile, enfin considérer avoir vécu. » 

Isalawa enfin souriante attrapa une corde d’Arhune.

« L’heure est venue pour moi d’affronter mon seigneur et maître. Je ne crains ni l’annihilation ni l’éternel Néant. Je suis seulement terrifiée à l’idée que tout ce que nous avons accompli demeure lettre morte.

— Nos apprentis doivent aussi prendre en main leur destinée.

— Si je survis à ma confrontation avec Varahul…

— … si tu émerges à nouveau du Néant, je serais de nouveau là pour combattre à tes côtés.

— De cela, mon ami, je n’en doute point. »

Isalawa disparue, le serviteur céleste parcourut à rebours le transept. Sommant les puissances thaumaturgiques, il ordonna aux lourdes portes du transept sud de s’ouvrir. De bonne grâce, lesdites lourdes s’exécutèrent dans un joyeux grincement des plus affreux. Parvenu sur le seuil ouvert sur la rue Trainée, face à la rue des Prouvaires, il fourragea dans la poche intérieure de son long manteau et en extirpa un très anachronique « Montécristo numero uno ». Après avoir allumé le barreau de chaise, il en savoura la première bouffée avant de dessiner dans l’air matinal un chapelet d’auréoles parfaites. Les occultes ténèbres s’étaient dissoutes et le soleil n’allait pas tarder à pointer enfin le bout de son nez. Après un rapide tour d’horizon visant à s’assurer qu’il n’y avait aucun témoin au miracle à venir, il déploya ses immenses ailes blanches pour s’élancer vers les cieux et l’occident. Bientôt, son reflet affligeait les eaux mêlées de la manche et du Couesnon. Parvenu au sommet de la Merveille, il finit par se fondre à même la statue de son effigie, celle qui dominait le fameux mont Saint Michel.

À cette altitude, l’air raréfié rendait seul maître des cieux quelque vieux solitaire qui croisait en toute quiétude en direction de sa tanière. Imperturbable à toute turbulence, ce mythe vivant ruminait tout en survolant tranquillement les Longes, un large massif en contrefort des Nodins. Il pensait pouvoir très bientôt se dégourdir les sabots, quand une étrange accumulation de nuages, singulièrement imbus de leur « persona », captiva son attention. L’aérodynamisme douteux de son imposante silhouette n’empêcha pas cette montagne rutilante de muscles de décrire un premier cercle, histoire de mieux se rendre compte de l’incongruité de ce qui se passait au sol. Ce sigurne, comme le nommaient quelques taxinomistes particulièrement érudits en matière de bestiaires fantastiques, armé de deux redoutables paires de cornes et suspendu à d’immenses ailes immaculées, présentait vaguement la forme d’un colossal taureau à la robe gris perle. La bête venait de ressentir un picotement au cœur de son encornure ; cénesthésie irritante caractéristique d’une perturbation soudaine de la trame du Réel. Ledit sigurne avala sa chique, fronça d’un niveau les sourcils avant d’amorcer un lacet resserré qui lui fit perdre son altitude de croisière. Après une prodigieuse glissade que n’aurait pas pu renier le plus fameux surfeur de la création, il se retrouva à l’aplomb de la vallée de la Dive, au-dessus de laquelle tous les nuages des environs semblaient curieusement s’amonceler. Il plissa un peu plus le front pour entamer une nouvelle boucle d’observation survolant la cellule orageuse en formation. Quand il détermina enfin l’origine de cette improbable zone de convergence, il relâcha la tension qui lui barrait le crâne et reprit ses altitude et cap initiaux en direction du mont Ilrish.

Plusieurs milliers de toises sous ses sabots, les conditions sous l’épaisse et étrange strate nuageuse n’avaient rien à envier à l’Amfhal, en, toutefois, notoirement plus froides et plus humides. Les bourrasques couchaient en hurlant sinistrement la maigre végétation, alors que des trombes de d’eau s’abattaient impitoyablement, transformant le plus humble ru en torrent rageur. L’un d’eux dévalait même les versants, arrachant d’énormes blocs de roche dont l’effrayant fracas résonnait sans fin entre les falaises vertigineuses qui surplombaient la Dive. L’étroite vallée ressemblait de plus en plus à une souricière défendue avec acharnement par un immense géant élémentaire, d’air et d’eau déchaînés, qui semblait investi de la mission sacrée de faire barrage à une horde intrépide composée de deux cents farouches guerriers balzaths. Ceux-ci, vacillant sous les rafales tempétueuses et aveuglés par la pluie cinglante, s’évertuaient à progresser les entrailles nouées par l’épouvante. Il était aisé d’imaginer que leurs faces torturées présentaient les stigmates de la crainte d’être, à leur corps défendant, offert en holocauste à quelque terrible et ombrageuse divinité. Ces frêles créatures, bien qu’issues de l’élite militaire du clan des crinières brunes, n’appartenaient pas à une race coutumière des exaltations héroïques. Les alliances douteuses, le manque de mesure, les impasses politiques, l’aveuglement, les génocides endurés, mais surtout « la plus extrême des prudences » avaient présidé, en guise de sélection, plus ou moins naturelle, à l’évolution génétique de cette espèce. Ce magnifique instinct de conservation aurait dû leur dicter un très sage et très spontané « demi-tour, droite ! ». Toutefois, leur raison, leur sapience et leur clairvoyance réunies ne pouvaient strictement rien contre un péril plus sûr et plus imminent que les probables et fatidiques ensevelissements, chutes, noyades, et autres foudroiements. Ce danger, fatalement mortel, était incarné, tout entier et tout à la fois, par une terreur bondissante, une abomination génétique, un colosse à la stature comparable à celle d’un humain, un fléau hiérarchique et un guide funeste répondant au nom peu équivoque de Morsubite. À force d’empiler les dépouilles ensanglantées de ses contradicteurs, ce fameux leader balzath avait acquis le don remarquable de nouer l’estomac de ses guerriers d’un seul regard. Toujours prompt à faire impitoyablement et brutalement usage de sa plus tranchante autorité, ce chef, beaucoup plus forcené qu’auguste, convainquit ses dubitatifs subordonnés du bien-fondé de leur mission d’une sombre œillade ponctuée d’une obscure oraison :

« Vous commencez sérieusement à me les briser MENUES… »

La troupe interrompit illico ses jérémiades pour peser à la hâte le pour et le contre sur la signification de cette fort elliptique sentence, mais, surtout, sur la menace à peine voilée contenue dans ses points de suspension. Après avoir échangé des regards entendus et penauds, la plupart de ces virtuoses de la lâcheté choisirent de rompre avec une mort aussi violente que certaine, lui préférant une très hypothétique et très amère survie, même enserrée par la camisole du renoncement et de l’assujettissement. Comme de coutume, certains esprits, plus lents ou plus distraits que réellement rebelles et téméraires, tardèrent à rentrer dans le rang.

« Que ceux qui auraient des remarques ou des suggestions s’avancent sans crainte, » proposa, avec une patience particulièrement lourde de sous-entendus venimeux, leur leader. Cet ultime argument convainquit les pseudoréfractaires d’abjurer sur-le-champ toute hérésie consistant à prétendre présider, de leur seule volonté, leur propre destinée, du moins de leur vivant. Bien que doté comme les autres races par « la Créatrice » du libre arbitre, ce peuple troglodyte avait avant tout besoin d’autorité. À ce titre, le leadership véhément exercé par Morsubite constituait à n’en pas douter un réconfort providentiel.

« Tout bien réfléchi… » commença un unique insensé. La suite de son raisonnement se perdit avec sa tête dans le bouillonnement tumultueux des remous de la Dive.

Morsubite avait en sainte horreur toute émanation d’intelligence chez sa troupe. À ses yeux, il n’y avait pas pire ennemi pour le soldat que la réflexion et à plus forte raison l’esprit. Une doctrine qu’il s’appliquait à inculquer aux siens à grands coups de cimeterre ponctués d’aphorismes bien sentis du style : « Le devoir du guerrier est dans l’obéissance ! », ou « Il n’existe qu’une alternative, obéir ou mourir ! », ou, enfin « Seule l’obéissance fait le lit de l’Honneur ! ». Un précepte dont la clarté sanglante laissait chaque fois sa troupe stupéfaite d’horreur, du moins, jusqu’à ce que le sempiternel « Compris bande de débiles ! », ne la délivre brutalement de sa torpeur en la plongeant dans un surcroît de terreur. C’est donc avec une économie de mots tout aussi remarquable que l’excessive sauvagerie des gestes illustrant ses propos, que Morsubite parvenait à imprégner ses guerriers de la funeste futilité de vouloir faire triompher leur illusoire libre arbitre. Toutefois, c’est son fameux : « Bon ! maintenant, au lieu de rêvasser, magnez-vous le train ! », qui traduisait au final le plus fidèlement, l’extrême mépris que ce tyran à poil long portait à la Liberté, tout autant chant d’amour que cri de révolte. Le concept relevait, selon lui, au mieux d’un mythe inaccessible, au pire d’une dangereuse élucubration.

Convertis de force au pragmatisme et ayant pour l’heure renoncé au suicide, les deux cents Balzaths de Morsubite remontaient lentement la vallée de la Dive, écrasés tant par le poids de la servitude que par celui d’un fatras d’armes, d’armures, de gamelles, de gris-gris, entre autres matériels de survie. Chacun de leurs pas représentait une victoire acquise de haute lutte sur les grains, la fange et la gravité sournoise. Le sentier en bordure de précipice les obligeait parfois à poser un pied rendu glissant par la boue sur des pierres saillantes. Lorsqu’ils ne s’avéraient pas aussi coupants que des lames de rasoir, ces fourbes galets constituaient pour l’imprudent un tremplin vertigineux vers les tréfonds du ravin où l’attendaient avidement les flots glacés et bouillonnants de la rageuse Dive. L’ensemble de la horde s’étirait sur près d’un bon quart de lieue, respectant ainsi à la lettre la doctrine militaire de « l’ordre lâchement profond » qui présidait à l’inorganisation des troupes balzaths en campagne. L’arrière-garde réussissait même l’exploit d’être lâchée par les traînards composés de vieux briscards. Ces derniers sanctifiaient le principe cardinal de la survie en milieu hostile à savoir : ménager la plus grande distance possible entre leurs délicates personnes et les inévitables infortunes du combat. Aussi, abandonnaient-ils bien volontiers à la bleusaille, l’insigne l’honneur de servir de garde à leur chef, aux avant-postes de la colonne, tout en prenant garde, toutefois, de ne pas trop se compromettre en se laissant rejoindre par le peloton logistique. Celui-ci devait surtout son enviable position à l’opiniâtre et prudente sagacité de ses mules croulant sous le poids de trois arbalètes de siège démontées, d’un lance-grappin et de quelques précieux tonneaux de bière.

Aux antipodes des préoccupations muletières, Morsubite, insensible aux grains et à sa charge, avait pris bien trop d’avance sur sa troupe. Tout en revenant en maugréant sur ses pas afin de demeurer à vue et à portée de hurlement de ses adjoints, il observa le long cortège de sa harde ridiculement dispersée tout du long de la vallée. L’incurie autant flagrante qu’affligeante de l’ensemble ne lui sauta pourtant pas aux yeux. À sa décharge, il ne possédait que quelques rudiments superficiels de doctrine militaire, en dehors, bien entendu, d’une maîtrise par trop exclusive et excessive, de la manœuvre « marche ou crève ». Le seul sentiment que lui inspira le déplorable spectacle offert par ses guerriers se réduisit à un vif surcroît d’impatience. N’ayant rien sous la main à fracasser de moins dur qu’un rocher, à part peut-être son propre crâne, il empoigna sa précieuse longue vue pour scruter, avec fièvre et minutie, les contreforts du Géfroi. Il n’y avait toujours pas de signes trahissant la présence de la forteresse de Mils. Fourbe et inquiétante, la montagne demeurait en grande partie dissimulée derrière un épais voile de nuages sombres. Désappointé, le meneur balzath invita, en beuglant, Morsaille, son groupe-lieutenant, à le rejoindre en avant-garde de la horde. Sortant du rang, le subordonné fielleux, dégoulinant de partout, montra sa tête. Ce fier archétype de sa race, dont la face écrasée était agrémentée d’un curieux patchwork d’épidermes cramoisis, de boursouflures, de cloques et de pustules, vint obséquieusement s’enquérir de la volonté de son chef. Morsaille ressemblait comme tous ses congénères à un grand brûlé. Il se distinguait, toutefois, en s’appliquant à paraître notablement plus tordu, plus sale et plus nauséabond que la plupart de ses semblables. Son sillage empestait un fumet teigneux et tenace, auquel contribuaient, de manière tout à fait accessoire, les peaux de bêtes qui recouvraient sommairement son corps difforme. En face de lui, Morsubite tranchait violemment avec son homologue. En effet, l’épiderme du chef était, en dehors de sa longue et soyeuse fourrure tergale, quasiment lisse, sa stature, résolument verticale, et son port de tête, effroyablement altier. Il toisa Morsaille, le transperçant de ses incroyables yeux bleus. Redoutant une « mort subite », les sphincters de son subordonné se contractèrent désespérément. Morsubite attendit tout en posant sa dextre parfaitement manucurée sur la garde de son cimeterre, tandis qu’il scrutait minutieusement le rictus idiot de son lieutenant. Quand celui-ci s’inclina profondément, courbant l’échine en signe de soumission, les horripilantes démangeaisons, qui affligeaient jusque-là la main droite du meneur, s’évanouirent comme par enchantement. Morsubite accepta l’hommage en caressant la longue crinière brune de son subordonné qui lui courait jusqu’au bas du dos. Le capitaine balzath souffrait du léger handicap d’être incapable de discerner, contrairement à ses congénères, les couleurs et les formes dans l’obscurité totale. Il transmit, à contrecœur, sa longue-vue à son adjoint. Ce dernier regarda précautionneusement à travers l’oculaire de l’instrument merveilleux. La lunette ne dévoilant aucun secret susceptible d’obliger son chef, le lieutenant dodelina de la tête. L’absence d’indice n’était pas la seule cause de sa consternation. Comme le reste de la troupe, il souhaitait que cette hasardeuse expédition s’achevât au plus vite. Il rendit le précieux artefact à son supérieur et tenta d’exposer ses doléances. Ses paroles furent d’abord en grande partie couvertes par le rugissement de la rivière. Aussi, insista-t-il avec plus de force, regrettant vigoureusement que la horde ait eu à déserter le confort douillet de son habitat troglodyte. L’effet ne se fit pas attendre. La maigre patience de Morsubite avait déjà été rudement mise à mal par trop de nécessaires, fastidieuses et sanglantes mises au point. Par ailleurs, la transformation, en moins de trois jours, de sa petite armée de fanatiques en un troupeau de jeunes femelles geignardes l’indisposait au plus haut point. Ses guerriers galvanisés par ses promesses de pillages barbares emplies de supplices retombaient dans leurs pires travers, laissant libre cours à cette sempiternelle poltronnerie instinctive qui les forçait à débander à la moindre adversité. Morsubite arracha des mains de son subalterne la longue-vue. Sa gueule, exposant crûment des rangées de dents immaculées et impeccablement alignées, libéra un flot verdâtre de bile et de salive, en même temps que sa colère, sur sa bande de pleutres. Il repoussa violemment Morsaille avant de grogner à la face de tous ses drilles, leur signifiant clairement son hostilité frustrée. Les menaçant de son arme dégainée, il aboya sur eux pendant presque deux minutes, faisant vertement étalage de son autorité martiale. Après les avoir traités de couards avec toute la subtilité, la vigueur et la remarquable richesse offerte en la matière par la langue balzath, il conclut son énergique diatribe en pointant, selon un mode excessivement comminatoire, sur la gorge de Morsaille, la lame éclatante de son cimeterre. Après de longues minutes d’affirmation rituelle de son rang de mâle dominant, il se calma, constatant, par ailleurs, qu’entre-temps, un violent coup de vent avait giflé les sommets, disloquant les nues qui les enveloppaient. Il se précipita sur sa longue-vue et scruta une nouvelle fois la cime. Les contours dessinaient le visage d’un vieux mage grincheux. Impudique, la montagne s’offrait enfin à lui. À l’orée d’une barbe fournie de nuages gris, il discerna la forteresse semblable à une dent brisée affligeant un sourire inquiétant.

« La voilà, bande de carcasses ignares. Allez-vous cesser de geindre comme des donzelles humaines sous la saillie ? »

Le triomphe de Morsubite faisait presque plaisir à voir. À peine eut-il le temps d’achever cette brève et éclatante allocution que les nuées recouvraient la cime et masquaient à nouveau le fortin. La fugace éclaircie s’avéra n’être en fait qu’un prélude à une sérieuse aggravation de la tempête. Redoublant de violence, le vent rassembla de lourds et inquiétants nuages noirs. Soudain, les premiers éclairs zébrèrent le ciel. Le chef rentra la tête dans ses épaules et donna, frustré, un coup de pied à un caillou qui pourtant ne semblait n’avoir encore rien fait de mal. Les conditions devinrent dantesques. Elles menaçaient de commuer le supplice de la horde en nouveau génocide balzath. Morsubite concéda à ses guerriers un repos, à ses yeux immérité. Jetant un regard dégoutté sur sa piteuse troupe soulagée de pouvoir aller se terrer sous de gros blocs fraîchement émancipés de la montagne, il s’éloigna de son troupeau aveugle, s’exposant courageusement aux éléments déchaînés. Digne et droit, la face battue par les averses et les bourrasques, les mâchoires serrées de dépit et les prunelles d’acier perdues dans les nues, l’esprit de Morsubite, ressassant les ordres de son maître, fut taraudé par une bien légitime question :

« Quelle est donc la nature de la menace que mon maître redoute tant ? »

Alors qu’il cueillait rêveusement, du bout de la langue, les gouttelettes glacées qui ruisselaient sur son museau, son seigneur, percevant sa prière, lui permit de laisser dériver ses pensées jusqu’au royaume des Songes.

Doma observait ce curieux naute qui, sans aide d’aucune drogue, parvenait à voguer sur les flots pernicieux hantant son domaine onirique. Le Balzath se jouait des écueils où se dressaient, tentatrices lubriques et obscènes, des sirènes revêtant les formes d’irrésistibles absolus femelles de sa race. Ces terribles et obsédants fantasmes cannibales à queue de scorpion étaient les redoutables gardiennes du plan des Rêves. Doma, leur maître, leur intima l’ordre de laisser passer ce fier et incorruptible capitaine qui vint arrimer son esquif sur la brumeuse jetée de son chimérique palais.

Le prince trônait entre deux portes allégoriques. L’une d’elles captait la pâle et éclatante lumière d’une lune bienfaitrice, alors que l’autre n’était qu’une ombre maléfique projetée par un sombre soleil grouillant d’immondes larves fantasmagoriques. Prudemment installé à la frontière de son plan, l’éternel prince des Rêves agrippa la trajectoire de Morsubite et la corréla à celle du rêve le plus fou du balzath. Ce dernier, revêtu de l’allure et de la prestance du chef de guerre ultime, mythique quoique improbable fédérateur de l’ensemble des cinq tribus balzaths, se trouva soudain en présence de son Seigneur.

Doma rayonnait de cette aura incandescente propre à tous les dieux. Selon son humeur et son inspiration, l’éclat de sa formidable beauté pouvait briller d’un charme trouble ou se voiler d’une nuée aveuglante de haine. Polymorphe par nature, son apparence résistait à toute tentative de description. Il émanait de sa personne, outre son aura divine, une falaise vertigineuse de virilité tant sauvage qu’ambivalente. Il aimait ciseler son allure d’ombre et de lumière. On ne retenait de son visage que l’empreinte obsédante de sa bouche obscène si prompte à susurrer de voluptueuses paroles ou à vomir des flots de haine infecte. Ses lèvres, ardentes et charnues, paraissaient toutes droites sorties d’un songe, étrange et pénétrant, où le désir chevauchait la terreur et la luxure copulait avec l’horreur.

Quand le Balzath salua avec déférence l’élégante et auguste décadence, d’un claquement de mains las, le putatif seigneur des songes fit disparaître le fantasme orgiaque mettant en scène de lascives suppliciées tourmentées par de lubriques vestales toutes soumises à sa divine autorité. Il se plaisait à recevoir ses hôtes en toute quiétude et simplicité au seuil même de son royaume. Affichant comme de coutume une courtoisie de façade propre à masquer son mépris de la gangrène humaine, il rendit son salut à Morsubite.

Il n’aimait pas les humains. À peine leur concédait-il d’effleurer son empire barricadé, et encore parce que l’article vingt-sept du Dogme le lui imposait. Cependant, rien dans l’éminent règlement n’interdisait le dédain et la haine de cette écœurante fange composée d’un pullulement copulatoire de races dévoyées. De fait, l’image parcellaire et révélatrice de leurs rêves ne trahissait que trop, à ses yeux, la lamentable futilité de leurs aspirations, leur insoutenable servilité ou leur sempiternelle et méprisable lâcheté. Aussi, redoutant que la souillure en provenance du Réel contaminât son royaume, Doma portait une attention toute personnelle à l’ensemble des flux migratoires et n’accordait qu’au compte-gouttes le précieux sésame donnant accès à son plan.

Il savait, néanmoins, s’asseoir sur ses menues préventions quand il s’agissait d’accueillir Morsubite. Il admirait, tout particulièrement, le calme impressionnant qui habitait le Balzath, lorsque ce dernier entreprenait la lente et méthodique dislocation de ses adversaires. Le capitaine n’était pas de ces femmelettes ou de ces visqueux imposteurs, qui présentaient la fâcheuse coutume d’habiller leurs déviances coupables d’encombrantes et vaines probes prétentions. La cruauté barbare de Morsubite tirait son essence d’une très simple, très sincère et très bestiale rage de vivre. La bienveillance du dieu n’allait pas, toutefois, jusqu’à lui accorder sa pleine confiance. En dépit de la rafraîchissante barbarie de son adepte, Doma demeurait terriblement méfiant, tant grande lui apparaissait la perfidie de ces races « humaines ». S’il le respectait un tant soit peu, c’est surtout parce que sa personnalité mutante s’avérait incapable de s’amalgamer avec ses semblables.

Morsubite détaillait, étonné, l’étrange, quoiqu’impeccable, costume trois-pièces arboré par son maître. Remarquant le malaise occasionné à son fidèle serviteur par son accoutrement un peu trop propre et glabre, Doma joignit ses deux pouces pour revêtir, aussitôt, l’uniforme de fer et de sang d’un vigoureux prince barbare, plus conforme à l’allure crasseuse et hirsute des dominateurs alphas des clans balzaths. Alors que le visage soulagé du balzath s’éclairait, Doma, tout en s’approchant de son dévoué apôtre, nota, amusé, la fascination béate de ce dernier pour les deux portails, gardiens de son domaine. Soudain, il s’empara de l’esprit de Mortsubite pour, à regret, s’aventurer dans le monde réel. Expérimentant désormais l’univers tangible au travers des sens de sa marionnette, Doma eut tôt fait de comprendre la nature et l’origine des éléments contraires. Autant dépité que résigné, il huma l’atmosphère pestilentielle de ce plan honni, temple d’un hasard détestable. Il n’appréciait guère cet espace à ces yeux immonde, qui, plus que de l’indisposer, lui soulevait littéralement le cœur. Aussi, ne tarda-t-il guère à mettre un terme à son ubiquité temporaire pour à nouveau faire face à Morsubite. Tout en retirant prestement sa main de sa bouche obscène, Doma, en proie à un atroce haut-le-cœur, ravala, de peu, une généreuse gorgée de fiel.

« Je ne récompense ni l’intelligence ni l’esprit. Je gratifie juste l’obéissance aveugle. Dans ton cas, fidèle serviteur du Dogme, je constate, avec satisfaction, que ton dévouement ne mérite que des éloges… »

Morsubite espérait secrètement gagner l’honneur d’être autorisé, un jour, à franchir le seuil de la porte de lumière. Toisant son disciple, Doma posa une main sur l’épaule du capitaine balzath. 

« Morsubite ! Je suis content de toi ! Gravis cette colline ! Conquiers, pour moi, ce donjon ! Et, fièrement, viens à mes côtés prendre la place d’Anghur qui t’est destinée ! »

Le pervers prince des rêves et des cauchemars avait l’art et la manière d’exhorter ses sbires en tirant bassement parti de leur candeur et de leur crédulité, tant ces derniers, par nature il est vrai, étaient prompts et enclins à prendre leurs rêves pour des réalités.

« Ainsi, poursuivit-il perfidement, tu pourras choisir librement ta porte et faire tienne notre sainte devise : “ à quoi bon vivre, lorsqu’il vous est donné de rêver ? À quoi bon cette sordide réalité, lorsqu’il est possible de jouir sans entrave de tout ce qu’il est imaginable ? ” »

Morsubite, les deux pieds à nouveau bien ancrés dans le Réel, semblait touché par la grâce. Aussi, ses sens le ramenèrent-ils fort brutalement aux tristes réalités qui affligeaient copieusement son quotidien. De nouvelles plaintes s’élevaient de la troupe de ses guerriers parvenant même, en dépit de la pluie, des bourrasques, du torrent et du tonnerre, à franchir l’orée du pavillon de ses très délicates oreilles. Un syndic de fous furieux, tant présomptueux que terrorisés, réclamait jusqu’au retour immédiat au clan. Morsubite se mit au diapason du Géfroi en tentant par ses hurlements de surpasser le fracas de la tempête. La montagne avec le malicieux concours les cieux ombrageux releva fièrement le gant. Une aveuglante série d’éclairs jaillit de sa barbe ténébreuse. Aussitôt, sa formidable « tonitruance » engloutit les mugissements du chef de guerre. La foudre se déchaînait, frappant à une cadence infernale la masse magnétique du gigantesque monticule de fer constituant le pic. La roche, habituellement si sombre, vira de manière inquiétante au vert phosphorescent. En contrebas, la Dive continuait d’enfler monstrueusement, grondant de façon assourdissante sous les chocs titanesques d’immenses rochers emportés par les flots comme de vulgaires fétus de paille.

Icosalth aidait les deux dernières mules à rejoindre le reste de la colonne. Le vieux shaman flanqué de trois gardes constata que Joris et Manzal n’étaient pas les seules bêtes à avoir les nerfs à vif. Ployant sous les bourrasques, il s’approcha de son chef gagné par une certaine lassitude.

« Que se passe-t-il ?

— Cette bande de lopettes veut rebrousser chemin, beugla Morsubite.

— Ils n’ont pas tout à fait tort, hasarda le Shaman tout en demeurant résolument stoïque. S’il était conscient de disposer de l’attention et de l’oreille de Morsubite, il savait avant tout ne pas trop en abuser.

— Jamais ! La pluie va cesser ! hurla le commandant tentant une nouvelle fois de couvrir de sa voix, le fracas de la rivière déchaînée. 

Icosalth regardant le ciel en douta sérieusement.

— La montée à la forteresse dans ces conditions n’est que pure folie. » 

Morsubite haussa les épaules et grogna. 

Le guérisseur, la sagesse incarnée, pensa qu’il était raisonnable de ne pas insister plus avant.

« Abritons-nous le temps de laisser passer l’orage, » lâcha-t-il en s’en retournant à ses mules.

Ce fut le moment que choisit la Dive pour commencer à submerger le seul viaduc susceptible d’amener la piteuse bande de Morsubite sur la rive opposée de la rivière en furie. Dépité par ce nouveau revers de fortune, le commandant balzath autorisa Morsaille à monter le camp à l’abri d’inquiétants blocs rocheux tout juste arrachés à la montagne.

Les vaches pissèrent dru sur les têtes des Balzaths une journée durant. Le froid et la pluie constante gangrenèrent lentement les bribes de moral de la consternante horde, jusqu’à lui suggérer de se mutiner. Morsubite fut tout autant surpris que diverti par l’audace de ses guerriers. Cette révolte ne constituait en rien une menace sérieuse pour ce champion clanique ayant massacré en combat singulier près de deux cents créatures et survécu dans l’arène à des bêtes sauvages jaugeant plus de cinq fois sa taille. Dans un baroud aussi bref que brutal, il écharpa quinze des siens. Cet impromptu exercice physique eut la vertu de calmer ses nerfs et de mater la sédition. Morsaille, qui était derrière cette piètre tentative d’insurrection, se cacha, tentant de se faire oublier au milieu des siens. Morsubite chargea quelques Balzaths à la versatile fidélité de se saisir de son lieutenant. Magnanime, le serviteur de Doma accepta un entretien diplomatique avec le meneur des mutins. L’art oratoire chez le Balzath à crinière brune était proverbialement rudimentaire. Les pourparlers se résumèrent donc à une horrible tête ensanglantée, rebondissant sourdement sur le sol détrempé. Brandissant ostentatoirement son cimeterre sanguinolent, le chef de clan balzath fixa agressivement l’ensemble de sa troupe.

« Des suggestions ? Des remarques ? Une envie pressante de mettre un terme définitif à vos souffrances ? »

Icosalth s’approcha de la dépouille fragmentaire de Morsaille.

« Non ! laisse pourrir cette ordure ! Que sa carcasse nourrisse les charognards, que ses os servent d’exemple, et que son esprit aille effleurer la porte des cauchemars, » lâcha-t-il en expédiant dans le ravin la tête de l’infortuné chef rebelle, d’un pointu aussi rageur qu’atrocement douloureux.

Icosalth se détourna du cadavre, tandis que les autres Balzaths baissaient la tête et se plongeaient, salutairement, dans un silence sépulcral. Morsubite pointa sa truffe vers le sommet de la cime du Géfroi. Une série de violentes bourrasques semblait vouloir enfin nettoyer le ciel. Le paysage, transfiguré par la splendeur de l’astre apparaissant, força les guerriers nyctalopes à masquer leurs yeux et à se replier plus profond sous les rochers. Sous la fine pluie résiduelle, Morsubite, presque jovial, contemplait la montagne et l’arc-en-ciel qui l’enjambait. En dépit de l’excellence de sa vue, il ne distingua pas, en haut du donjon de la forteresse de Mills, la ravissante silhouette féminine à la longue chevelure bouclée et à l’éclatante paire d’ailes qui observait avec gravité la bande d’intrus menaçant son territoire.

Fort providentiellement, la région était affligée d’un climat des plus chaotiques. Des nuages, aussi sombres que la conscience du chef balzath, ne tardèrent guère à refaire leur apparition et à obscurcir opportunément ces cieux ombrageux. Profitant de la noirceur protectrice, les guerriers à crinières brunes s’avancèrent hors de leurs abris de fortune et mirèrent, non sans inquiétude, ce sinistre nid d’aigle, source de leurs déboires passés, présents et… futurs. Flanquant à nouveau un Morsubite exultant, Icosalth découvrit, à son tour, la forteresse. Il était, toutefois, la proie de bien glauque pressentiment. Enfin, outre les douloureuses perspectives d’une pénible ascension et l’angoissante accumulation de néfastes présages, il trouvait le lieu cruellement démuni d’arguments pittoresques. À vrai dire, il ne parvenait pas à échapper à la désagréable impression de contempler son propre tombeau.

Morsubite frisa l’extase lorsqu’il s’aperçut que la Dive amorçait une subite décrue, par ailleurs aussi étrange que le calme poisseux qui avait soudain envahi la vallée. Il pressa les siens de faire leurs paquetages et de lever promptement le camp. Prenant un plaisir manifeste à jouer à cache-cache avec les sombres nuages, il exposa inconsidérément sa troupe en la forçant à traverser l’humide viaduc, aveuglée par l’âpre clarté d’un soleil passablement mutin. Une fois l’obstacle franchit, l’intrépide, fougueux, quoique chanceux chef de guerre consentit à patienter jusqu’à la nuit avant de lancer sa horde à l’assaut de l’abrupte sente grimpant vers la forteresse.

Quand le soleil ne fut plus qu’un vague rougeoiement incendiant les cimes intimidantes, il remit sa harde en marche. Icosalth regarda le chemin périlleux qui serpentait le long de la face nord de la montagne.

« Advienne que pourra ! le shaman jeta un coup d’œil résigné à son chef avant d’ajouter : la mort est somme toute au bout du chemin de chaque créature vivante… »

Morsubite le regarda, cherchant à comprendre la signification de cette phrase. Si sa mission devait se solder par un échec, la mort constituerait le moindre de ses soucis. Doma pouvait très « bien » le contraindre à rêver.

Les guerriers balzaths vécurent une éprouvante ascension rendue terriblement périlleuse par les bourrasques et les rochers rendus glissants de boue. Ils atteignirent la forteresse sous les coups de minuit. Morsubite pouvait enfin se présenter en conquérant au seuil des ruines de l’antique citadelle. À la lueur d’une torche, dont il était le seul à nécessiter l’usage, il examina l’immense bouche de sanglier taillée à même la roche sombre. Il constata, avec soulagement, l’absence de herse, emportée, nonobstant et depuis belle lurette, par le temps et la rouille. Il encouragea, du fouet, ses guerriers à investir la place. Ne rencontrant aucune résistance, ceux-ci prirent prudemment position parmi les ruines de la cour d’honneur, les entrailles tordues par la peur. Une fois le périmètre défensif établi, Morsubite détailla l’endroit. Il ordonna, sur-le-champ, l’assaut du massif donjon carré, qui semblait, lui, n’avoir aucunement souffert des affres du climat. Il monta en solitaire au sommet d’une vieille tour de guet qui surplombait la porte d’accès au château. Du haut de sa vigie, il finit par se faire une idée des fortifications et profita de la lumière de la lune pour découvrir l’étendue vertigineuse d’un horizon s’ouvrant jusqu’à la mer. Il releva que la forteresse de Mils n’était, en fait, qu’un tout petit réduit défensif. Il crut apercevoir une ombre fugitive se dessiner au sommet du donjon avant de constater, sans surprise, mais non sans amertume, qu’en contrebas, régnait l’inorganisation crasse de sa harde. Sa stupide piétaille, inconsidérément éparpillée, se grattait confusément la crinière face à l’intimidant donjon intérieur. La lourde porte verrouillée, qui en gardait l’entrée, résistait, sans trop de peine, aux assauts désordonnés des haches de la horde balzaths. Il hésita un instant, envahi soudain par le découragement et un terrifiant sentiment de solitude. Il combattit ce brusque abattement au moyen de ce qui, bien que constituant à ses yeux son argument le moins percutant, demeurait son ultime recours avant l’usage, si doux et si bienfaisant, de la plus sanguinaire des violences : le hurlement.

« Mais bande de morpions ! sortez-vous les doigts du cul ! et fabriquez-moi un bélier de fortune avec le tronc de ce foutu sapin déraciné aux pieds des remparts sud de cette amfahlée forteresse ! »

À d’autres Balzaths, qui grenouillaient autour des mules, il cria de plus belle :

« Vous attendez quoi bande d’andouilles pour mettre en position le lance-grappins ! »

Furieux, il jeta un dernier regard en direction des terres d’Albasse. Malgré la nuit, les provinces septentrionales du comté de la Marche, éclaboussées par la vive lueur blafarde de la lune, offraient un spectacle impressionnant.

« La position pourrait s’avérer tout aussi utile qu’agréable. L’endroit est réellement idéal pour lancer des opérations sur les riches terres des hommes. Mais trêve de rêverie…, je ne suis pas là pour cela, » marmonna-t-il.

Rejoint par trois guerriers venus quémander son aide afin de forcer la porte du donjon, il les accueillit le visage barré d’un éclatant, quoique fort peu engageant, rictus dédaigneux. Toutefois, il se contenta de leur préciser qu’ils pourraient percer un tonneau de Gurfige à condition de la défoncer rapidement avant d’ajouter, en guise de troublant conseil amical :

« Débrouillez-vous pour que la perspective d’une beuverie redonne un peu de cœur à l’ouvrage à l’ensemble de la horde ! » suivi, à plein poumon, d’un rassurant « Compris ? Bande d’incapables ! »

Dans un accès subit de perplexité et comme rien ne pouvait valoir, à ses yeux, l’autorité oppressive exercée par sa propre personne, Morsubite, emboîta le pas empressé de ses subordonnés. Il dévala l’escalier de sa tour pour faire irruption dans la cour. Ses hurlements, ponctués par les claquements de son fouet, coordonnèrent à merveille les efforts de ses guerriers. Il s’approcha, triomphant, d’Icosalth et frappa le dos du vieillard, que l’atmosphère du donjon rendait aussi inquiet que ses mules. Le Shaman manqua de peu de se fracasser contre l’inébranlable maçonnerie.

« Rien n’est impossible à un Balzath résolu ! Un chef montre la voie, affiche sa détermination et triomphe ! La porte de ce donjon va céder. Notre victoire sera alors totale ! » pérora le meneur.

« Avec tout mon respect, à votre place, j’éviterais de fanfaronner. Je ressens une présence résolument hostile à notre compagnie. Il m’a semblé deviner une sorte de gargouille qui nous observait du haut de ce donjon.

— Ah, une gargouille ? Moi aussi, j’ai vu une forme bouger. Par l’Amfhal, j’en fais mon affaire !

— Je perçois la présence d’une créature bien plus puissante et redoutable qu’un gardien lapidaire. Une créature nommée Morphélitis garde cette forteresse. »

Morsubite railla l’angoisse de son shaman.

« À la grande bibliothèque d’Egyre, j’ai pu étudier un manuscrit humain relatant une confrontation légendaire. Dans une contraction d’espace-temps, des puissances divines se sont affrontées… quels étaient les mots employés déjà ?… Dans une prison de trajectoires ; prison que l’ouvrage situait exactement dans ces montagnes, » précisa le shaman.

Morsubite regarda son mage, les sourcils gravement froncés sous un front plissé de manière impressionnante. Malgré ses efforts, il ne parvenait toujours pas à comprendre un traître mot aux balivernes prononcées par Icosalth.

« Nous sommes deux cents ! Alors, cette “ présence ”, cette “ chose ”, que tu sembles tant craindre, ne m’effraie guère. Je te l’affirme : je vais me rendre maître de cette forteresse, » trancha Morsubite. 

Icosalth tenta pourtant désespérément de se faire encore plus clair.

« Je crois chef que vous ne saisissez pas l’ampleur du danger… je ressens une terrible puissance. Si terrible que jamais, je n’imaginais pouvoir en ressentir de telle.

— Vous parlez de moi ? » 

L’indicible Verbe venait de s’imposer à la pensée du shaman. Terrorisé, l’esprit de l’érudit balzath flottait au-dessus de son corps et des têtes ahuries de ses comparses. Du haut de sa lévitation transcendantale, Icosalth observa la redoutable gardienne qui guettait ses frères du sommet du donjon.

« Qui es-tu ? questionna l’ectoplasmique balzath. 

La terrible volonté qui avait pris possession de sa trajectoire sembla hésiter.

— Euh… bonne question ! En fait… je ne sais pas vraiment. Je suis celui que je voudrais bien être ou celui que tu voudras bien que je sois… Homme ou femme, tyran ou sauveur, Dieu ou esclave, espoir ou fléau. Je peux être, sans forfanterie aucune, tout aussi destructeur que créateur… Est-ce que cela répond à tes interrogations ? »

Alors qu’Icosalth tentait de comprendre ce que la force qui l’assaillait venait de dire, la présence, qui s’était rendue maître de son esprit, prolongea la conversation.

« Étrange qu’un esprit aussi brillant que le tien vienne s’égarer dans cette mésaventure… terriblement hasardeuse… que tu désapprouves de surcroît ! Je crains que ma belle et ombrageuse gardienne ne goûte guère la présence des tiens en son domaine. Sache que j’aurais bien voulu pouvoir te sauver, mais, privé pour l’instant de toute substance, j’en suis malheureusement bien incapable. »

Icosalth n’avait plus qu’un seul souhait : connaître la nature de l’entité dont il était le jouet. Il analysait, en vain, l’origine, tout autant masculine que féminine, de la voix qui hantait sa calebasse. 

« Qui es-tu ?

— Tu insistes, mon ami… je l’ignore vraiment… je te trouve attachant. Tu es malfaisant, mais curieux. J’aime que tu ne te satisfasses pas de te laisser imposer tes vues. Tu t’inclines devant les usages de ton clan, mais tu demeures malgré tout jaloux de ton libre arbitre. D’ailleurs, je m’excuse de, temporairement, t’en priver. Ton commandant devrait écouter tes conseils plutôt que de se contenter d’incarner, avec complaisance, le simple rôle de pantin. Maintenant, quoiqu’il advienne, sache que j’ai été heureux de faire ta connaissance : les distractions et les visites sont si rares en ce lieu perdu au milieu des montagnes. Malheureusement, ma gardienne ne devrait plus tarder à passer à l’action. Je vais donc relâcher mon emprise histoire, sait-on jamais, de te laisser une chance d’échapper à ton funeste destin… ce dont, honnêtement, je doute fort. »

Alors que son esprit réintégrait son corps, Icosalth retrouvait, satisfait, sa liberté d’action. Sa joie fut de courte durée. À côté de lui, son chef avait dégainé son cimeterre pour scruter les ténèbres alentour. Les oreilles du Shaman vibrèrent, bien trop vite à son goût, au son des hurlements des siens. La mort venait d’en haut. Une beauté céleste, à la splendide tignasse auburn aux reflets flamboyants, venait de s’élancer du haut du donjon en brandissant son épée-foudre. Son regard saphir, capable à lui seul, d’un simple battement de ses longs cils, de modifier l’inclinaison d’une planète, était verrouillé sur ses proies. Déployant ses deux immenses ailes virginales en vue de freiner son plongeon, elle dévoila malencontreusement ses charmes intimes, par les grâces conjuguées d’une tunique excessivement raccourcie par l’usure du temps et d’une tendance exhibitionniste aussi intense que refoulée.

« Par la foudre et par l’épée ! » furent les ultimes paroles qu’entendit Icosalth. Le Shaman fut transpercé par une formidable décharge électrostatique disruptive et mourut foudroyé comme la presque totalité de la centaine de Balzaths dispersés dans la forteresse. La seconde attaque de la Morphélitis acheva de terrasser ses adversaires paniqués. À l’instar d’un redoutable fléau d’ondes dévastatrices, les immenses arcs électriques semblaient comme obéir à la volonté de la magnifique furie ailée.

Morsubite, insensible, par la grâce de Doma, aux attaques issues du plan de la vie, fut le seul à résister à la tornade énergétique. Promptement, il engagea le fer de la céleste créature et fit splendidement honneur à son nom, transpercé, à son premier assaut, de part en part par l’épée de la Morphélitis. Appuyant sa botte contre la cage thoracique du chef des Balzaths, Noémie dégagea sa lame du cadavre vicié par l’empreinte du Dieu des songes. Elle cracha sur la dépouille du meneur refusant de se souiller au contact de cette présence Sin-Zunite. Alors que l’air était toujours saturé d’énergie statique, la Morphélitis contempla son massacre avant de se détourner de sa dernière victime. À mesure, qu’elle s’en retournait vers la porte du donjon, sa beauté redevint moins irréelle. Arrivée sur le seuil, elle occulta ses ailes. La main posée sur le sein gauche, les yeux clos, elle rendit grâce et rengaina son épée dans le plan de la vie. La belle guerrière rajusta les fragments de sa Kaba, la tunique blanche à la mode d’El-Sayed qui dissimulait si sommairement ses formes avantageuses. La créature à l’éternel printemps fixa la tour. Elle se doutait que l’incursion des Balzaths en son domaine ne devait rien au hasard. Cela dégrada passablement son humeur, d’un naturel déjà peu anticyclonique. L’inflexible probité personnifiée, à l’allure, à plus d’un titre, intimidante, s’approcha de la dépouille du chef. La marque des rêves qui souillait son cadavre l’agressait. Elle exécrait ce plan, et, en particulier, son pervers seigneur, qui avait coutume de lorgner lubriquement sa prodigieuse chute de reins et sa splendide carnation de miel ambrée. L’agression manifeste qu’elle venait de subir ne pouvait en aucune manière être négligée. Elle se devait d’en rendre compte promptement à son maître. Tout en rattachant ses longs cheveux frisés, balayés par le vent, elle l’avertit de la découverte de leur cachette sur Ilrish. Son esprit se synchronisa immédiatement, par l’intermédiaire des cordes d’Arhune, avec une puissance divine. Ce vieux monsieur, nommé Valancio, écouta en silence sa protégée lui faire un résumé de ces exploits. Lorsque vint le moment pour lui de parler, la belle sut qu’elle devait se taire.

« Ma Noémie, tu as bien œuvré ! Je peux donc maintenant te libérer de la surveillance de cette forteresse. 

— Après avoir été contrainte à jouer, durant des siècles, les gardes-chiourmes dans un lieu hanté par un spectre, je suis heureuse d’enfin mériter votre considération.

— Oh là ! point d’emballement ma petite ! je te relève de ta surveillance seulement parce que j’ai besoin que tu me rendes un petit service à Kallindia.

— Vous m’aviez pourtant promis, rien de moins que ma liberté.

— Ah !… La Liberté ! relative illusion et inaccessible fantasme ! Considère que, troquant l’exiguïté d’une forteresse pour le confort d’une ville, ta liberté d’action grandit déjà notablement ! plaisanta la surnaturelle et invisible présence divine.

— Grâce vous soit rendue de votre généreuse gratitude ! lâcha Noémie, les dents serrées.

— Dois-je te rappeler qu’aux dernières nouvelles, j’ordonne toujours ? Dès lors, en accord avec les saints édits du Dogme, simple Morphélitis, tu devrais te contenter de continuer à m’obéir ! » 

Noémie Issandril mit un genou à terre et baissa la tête en signe d’allégeance. Sans attendre qu’elle laissât exprimer son tempérament orageux, Valancio l’expédia, illico presto, à Kallindia, la faisant transiter, à distance, via une corde d’Arhune jusqu’à sa nouvelle prison. Cet ex-dieu des dieux, maître du Destin et éminent manipulateur devant l’éternelle création, lui avait obtenu un emploi privilégié de servante au château. Ce fut donc, vêtue comme une humble paysanne que, furieuse, Noémie se présenta à l’office.